Le 4 octobre 1984 (il y a donc 40 ans), le capitaine burkinabè Thomas Sankara faisait sensation à la 32e Assemblée générale des Nations unies. Le Secrétaire général de l’ONU était, à ce moment-là, le Péruvien Javier Pérez de Cuéllar.
Comme certaines personnes ont horreur des longs textes, je ne proposerai que quelques passages de ce discours historique. Je trouve que ces passages restent étrangement d’actualité et qu’ils montrent à quel point Sankara était en avance sur son temps.
Le capitaine commença par critiquer le mot “tiers-monde”. Pour lui, il s’agit d’un “fourre-tout inventé par les autres mondes au moment des indépendances formelles pour mieux assurer notre aliénation culturelle, économique et politique”. Voilà pourquoi, quelques lignes plus loin, il parle de “gigantesque escroquerie de l’Histoire”.
Il appela ensuite les trois continents d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique à la solidarité parce qu’ils mènent un “même combat contre les mêmes trafiquants politiques, les mêmes exploiteurs économiques”.
Aux peuples qu’ils ont “évangélisés”, les missionnaires occidentaux ont enseigné, entre autres choses, qu’il fallait pardonner offenses et blessures, répondre au mal par le bien, etc. Et ces peuples qui avaient connu l’esclavage et la colonisation ont pardonné les atrocités, humiliations et mesquineries de toutes sortes. Et ils ont refusé de se venger. Et ils se sont gardés d’appliquer la loi du talion. Les bourreaux ont-ils changé de comportement pour autant? Ont-ils d’abord compris qu’ils avaient mal agi? Voici la réponse de Sankara: “Nous avons jusqu’ici tendu l’autre joue. Les gifles ont redoublé. Mais le cœur du méchant ne s’est pas attendri…. Du Christ, ils ont trahi la parole. Ils ont transformé sa croix en massue. Et, après qu’ils se sont revêtus de sa tunique, ils ont lacéré nos corps et nos âmes. Ils ont obscurci son message. Ils l’ont occidentalisé cependant que nous le recevions comme libération universelle. Alors, nos yeux se sont ouverts à la lutte des classes. Il n’y aura plus de gifles.”
Sankara n’était pas le genre d’Africains qui ferment les yeux sur les tares du continent africain. Il se montra donc peu tendre avec “la petite bourgeoisie africaine diplômée”. Il estimait que cette dernière avait cessé de combattre pour une Afrique libre et souveraine, parce qu’elle souffrait de paresse intellectuelle, parce qu’elle était attachée au mode de vie occidental et parce qu’elle ne voulait pas renoncer à ses privilèges.
Il l’accusa surtout de se gargariser “de vocables fétichisés par l’Occident comme elle le fait de son whisky et de son champagne, dans ses salons à l’harmonie douteuse”, de se contenter de répéter un vocabulaire et des idées venus d’ailleurs.
La Palestine ne fut pas oubliée par le président du Faso lors de sa prise de parole comme en témoigne le passage suivant: “Je veux m’indigner en pensant aux Palestiniens qu’une humanité inhumaine a choisi de substituer à un autre peuple, hier encore martyrisé. Je pense à ce vaillant peuple palestinien, c’est-à-dire à ces familles atomisées errant de par le monde en quête d’un asile. Courageux, déterminés, stoïques et infatigables, les Palestiniens rappellent à chaque conscience humaine la nécessité et l’obligation morale de respecter les droits d’un peuple.”
Ceux qui se vantent d’appartenir à des pays riches tout en qualifiant nos pays de pauvres omettent de dire que leurs pays ont été enrichis par le travail gratuit des esclaves et par les ressources naturelles pillées pendant la colonisation. Combien d’Africains et de Français savent que Bordeaux, Nantes, Le Havre et La Rochelle ont tiré d’immenses bénéfices de la traite négrière? Sankara a donc raison d’affirmer que “c’est notre sang qui a nourri l’essor du capitalisme, rendu possible notre dépendance présente et consolidé notre sous-développement”. Frantz Fanon fut le premier à ouvrir le débat sur la richesse de l’Europe bâtie sur le sang des Noirs en écrivant ceci: “Pendant des siècles, les capitalistes se sont comportés dans le monde sous-développé comme de véritables criminels de guerre. Les déportations, les massacres, le travail forcé, l’esclavagisme ont été les principaux moyens utilisés par le capitalisme pour augmenter ses réserves d’or et de diamants, ses richesses et pour établir sa puissance. Il y a peu de temps, le nazisme a transformé la totalité de l’Europe en véritable colonie. Les gouvernements des différentes nations européennes ont exigé des réparations et demandé la restitution en argent et en nature des richesses qui leur avaient été volées: oeuvres culturelles, tableaux, sculptures, vitraux ont été rendus à leurs propriétaires. Dans la bouche des Européens au lendemain de 1945 une seule phrase: L’Allemagne paiera. De son côté, M. Adenauer, au moment où s’ouvrait le procès Eichamnn, à, au nom du peuple allemand, encore une fois demandé pardon au peuple juif. M. Adenauer a renouvelé l’engagement de son pays à continuer de payer l’État d’Israël les sommes énormes qui doivent servir de compensation aux crimes Nazis. Pareillement, nous disons que les États impérialistes commettraient une grave erreur et une injustice inqualifiable s’ils se contentaient de retirer de notre sol les cohortes militaires, les services administratifs et d’intendance dont c’était la fonction de découvrir la richesse des richesses, de les extraire et de les expédier vers les métropoles. La réparation morale de l’indépendance nationale ne nous aveugle pas, ne nous nourrit pas. La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse.” Il ajoute: “Très concrètement, l’Europe s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux: Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l’Europe aujourd’hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L’Europe est littéralement la création du tiers monde. Les richesses qui l’étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés.” (cf. “Les Damnés de la terre”, Paris, Maspero, 1961)
Sankara avait aussi abordé la question du Conseil de sécurité de l’ONU, proposant que “les structures des Nations Unies soient repensées et que soit mis fin à ce scandale que constitue le droit de veto [car]rien ne justifie ce droit: ni la taille des pays qui le détiennent ni les richesses de ces derniers”.
Thomas Sankara était un orateur hors-pair. Il parlait fort et bien. C’était aussi un homme cultivé. On comprend dès lors que, pour terminer ce discours mémorable, il ait choisi de citer le poète allemand Novalis (Friedrich Von Hardenberg, de son vrai nom) qui, avant de mourir en 1801 de la tuberculose, laissa les lignes suivantes: “Bientôt les astres reviendront visiter la terre d’où ils se sont éloignés pendant nos temps obscurs ; le soleil déposera son spectre sévère, redeviendra étoile parmi les étoiles, toutes les races du monde se rassembleront à nouveau, après une longue séparation, les vieilles familles orphelines se retrouveront et chaque jour verra de nouvelles retrouvailles, de nouveaux embrassements; alors, les habitants du temps jadis reviendront vers la terre, en chaque tombe se réveillera la cendre éteinte, partout brûleront à nouveau les flammes de la vie, les vieilles demeures seront rebâties, les temps anciens se renouvelleront et l’histoire sera le rêve d’un présent à l’étendue infinie.”
Jean-Claude DJEREKE