L’ONU ne prend pas les accusations de viols commis par des Casques bleus au sérieux

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Par ailleurs, des membres de l’ONG ont pu voir ses sous-vêtements déchirés

L’opération allait tourner effroyablement mal. Le dimanche 2 août, au petit matin, un contingent affilié à la mission onusienne de maintien de la paix pénètre dans PK5, une enclave musulmane de Bangui, la capitale centrafricaine. L’objectif est d’arrêter Haroun Gaye, un homme suspecté de diverses exactions commises au nom de la communauté musulmane, dans un pays depuis longtemps déchiré par une guerre opposant des milices d’obédience chrétienne, les «anti-balaka», aux rebelles de la Seleka à majorité musulmane.

Une opération qui sombre rapidement dans le chaos. Des coups de feu meurtriers sont échangés entre les recrues camerounaises et rwandaises de l’ONU et des habitants de l’enclave. Un casque bleu meurt et huit autres sont blessés, selon la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en République centrafricaine (Minusca), chargée du maintien de la paix en Centrafrique.

Selon Amnesty International, lors d’une seconde descente menée le 3 août, quatre nouveaux civils sont tués, dont un adolescent de 16 ans et son père. Une source souhaitant rester anonyme affirme que, selon la Minusca, on décompte un autre civil tué et un total de soixante-et-un blessés, dont sept enfants –des chiffres que la Minusca, lors d’une interview menée le 13 août, déclare ne pas être «en position de confirmer». (Amnesty a été mis au courant des attaques le jour même de la première fusillade –le 2 août–, mais a attendu le 11 août pour les rendre publiques.)

Selon Amnesty, un des casques bleus présents aurait profité de la confusion régnante pour brutalement violer une jeune fille de 12 ans.

Le communiqué de presse de l’ONG détaille cette agression:

    «Pendant une perquisition effectuée dans une maison le 2 août vers 2 heures du matin, la fillette s’était cachée dans la salle de bain. Un homme portant, semble-t-il, un casque bleu et un gilet des forces de maintien de la paix des Nations unies l’a emmenée à l’extérieur et violée derrière un camion.

    « Je me suis mise à pleurer, alors il m’a giflée fort et a mis une main sur ma bouche », a expliqué la fillette aux délégués d’Amnesty International. […] « Il m’a jetée par terre et s’est couché sur moi. »»

Moins de soixante heures après l’agression présumée –soit largement dans le cadre des quatre-vingt-seize heures lors duquel il est recommandé de collecter des preuves biologiques–, la fillette est emmenée dans une clinique. Là, une infirmière relève «des éléments qui pourraient être imputables à une agression sexuelle», précise Amnesty. Par ailleurs, des membres de l’ONG ont pu voir ses sous-vêtements déchirés.

C’est le moment pour l’enquête de commencer –et pour une vague de scepticisme quant à la réalité même de l’agression de se faire entendre dans les rangs de l’ONU.

«Environnement hostile»

Au sein de la force de maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies, l’enquête sera menée par l’Unité Conduite et Discipline, m’explique le porte-parole de la Minusca, Hamadoun Touré. Au téléphone, il me fera aussi part de son opinion personnelle: selon lui, l’accusation de viol n’est pas crédible:

«Quand les casques bleus sont arrivés sur le site pour arrêter [Haroun Gaye], ils ont tout de suite été attaqués à l’arme très très lourde, m’a-t-il dit. Je suis désolé, mais je ne crois pas que quiconque pense à violer quelqu’un dans ces circonstances. À mon avis, on pense surtout à s’échapper. On pense « je suis un humain, avant d’être un homme ». Quand vous essuyez des tirs, je pense que vous voulez sauver votre vie. Vraiment, vraiment, vraiment, dans ce genre de situation, vous ne pensez pas à violer une fillette.»

Au cours de notre conversation, menée un peu plus d’une semaine après le viol présumé, Hamadoun Touré précise que le bureau de Conduite et Discipline, alors au début de son enquête, vient tout juste de demander un complément d’informations. Selon lui, cette demande est liée au caractère incompréhensible du crime présumé.

«C’est peut-être pour cela qu’ils [Conduite et Discipline] ont désiré obtenir davantage d’éléments substantiels dans cette affaire, dit-il. Je ne sais pas comment cela pourrait arriver dans un environnement hostile.»

Pour les enquêteurs, la première étape consiste à préciser le déroulé des événements survenus le 2 août –plus facile à dire qu’à faire. Selon Joanne Mariner, conseillère d’Amnesty International pour les situations de crise, la violence s’est aggravée graduellement. «Au début de la perquisition, les casques bleu ont séparé les hommes et les femmes –les femmes ont toutes été rassemblées dans une pièce», précise Mariner.

C’est lors de cette scène effroyable que la fillette de 12 ans est allée se cacher dans une salle de bains. «Elle était effrayée, ajoute Joanne Mariner. Toute sa famille était groupée dans une seule pièce. Dans le chaos, ils n’ont pas remarqué qu’elle n’était plus là.» Il faudra du temps à la communauté pour comprendre ce qui se passait –qu’on l’attaquait– et pour se mettre à tirer sur les casques bleus. En d’autres termes, le viol présumé a très bien pu se produire au tout début de l’opération, avant la fusillade.

Sentiment d’impunité

Les louvoiements d’Hamadoun Touré n’aideront pas les militants à savoir ce qui s’est réellement passé. Une attitude commune à beaucoup de responsables chargés d’affaires de violences sexuelles dans des zones de conflit. Dans le monde entier, et notamment en Centrafrique, les missions de maintien de la paix de l’ONU se sont accompagnées d’une épidémie de violences sexuelles.

En Centrafrique, les casques bleus ont été sous le coup d’au moins quatorze accusations depuis le début de la guerre, soit quasiment trois ans. Au total, selon les déclarations de Stéphane Dujarric, porte-parole du Secrétaire général de l’ONU, datant du 12 août, on compte cinquante-sept plaintes pour des fautes commises par des casques bleus en Centrafrique depuis le début de la mission, en avril 2014, dont onze cas «d’abus sexuels possibles».

Documentés pour la première fois en Bosnie et au Kosovo au début des années 1990, puis au Mozambique, au Cambodge, au Timor Oriental, au Liberia, en République Démocratique du Congo et en Haïti, entre autres, les cas d’abus et d’exploitation sexuels commis par des casques bleus ont ravagé des environnements parmi les plus vulnérables. Des histoires où les auteurs des faits bénéficient d’un niveau d’impunité scandaleux.

Mais la situation pourrait connaître un spectaculaire revirement. Le 12 août, chose des plus inhabituelles, le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, annonçait accepter la démission du chef de la mission de l’ONU en Centrafrique, Babacar Gaye, par ailleurs représentant spécial de l’ONU dans le pays. Serait-ce le signal d’une nouvelle ère et de la fin de l’impunité? Bon nombre de militants œuvrant depuis longtemps sur ces questions sont pour le moins sceptiques.

«Culture du silence»

À bien des égards, le déni de justice dont peuvent jouir les casques bleus auteurs de violences sexuelles est partie intégrante du système. En mai, dans les colonnes du journal canadien Globe and Mail, Roméo Dallaire, chef de la mission de maintien de la paix au Rwanda durant le génocide de 1994, parlait d’une «culture du silence» et d’une impunité quasi totale pour les casques bleus postés aux quatre coins du monde.

Ces casques bleus, s’ils commettent des crimes, sont soumis aux lois de leur pays d’origine, qui, fréquemment, ne leur adjoignent aucune responsabilité juridique. Du côté de l’ONU, rien ou presque n’a été fait pour que ces pays fassent œuvre de justice, expliquent des militants. «Pour l’ONU, le boulot consiste à attirer des casques bleus dans ses rangs, déclare Joanne Mariner. Ils ne veulent pas que quoi que ce soit puisse dissuader ces pays de fournir des soldats.»

Hamadoun Touré m’a expliqué qu’en juillet la Minusca avait «renvoyé chez eux» six casques bleus, après qu’un de leurs deux prisonniers (incarcérés pour des raisons assez floues) avait trouvé la mort en détention –en d’autres termes, la Minusca les a renvoyés chez eux pendant qu’on menait l’enquête sur leur crime présumé. Selon Hamadoun Touré, cela pourrait aussi se passer avec les casques bleus concernés par l’enquête sur le viol présumé de Bangui, si les dires de la fillette sont susceptibles d’être corroborés.

Karen Naimer, directrice du programme sur les violences sexuelles en zones de conflit de l’ONG Physicians for Human Rights (PHR), est d’accord pour dire que l’ONU se trouve dans une «position particulièrement délicate». Faire œuvre de sévérité, et faire pression sur les pays d’origine des casques bleus pour qu’ils traduisent en justice leurs ressortissants, rendrait «entièrement prévisible le refus par ces pays de contribuer à la poursuite d’autres missions», dit-elle.

Reste qu’elle ajoute:

«Franchement, ce serait le rôle des Nations unies, que ce soit par le Département des opérations de maintien de la paix, ou le Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme, de faire pression sur les pays pourvoyeurs de casques bleus afin qu’ils tiennent leurs soldats pour responsables de leurs actes.»

Directives de «tolérance zéro»

D’autres théories pourraient expliquer que le fléau reste largement impuni. Parmi les critiques les plus véhéments des casques bleus, on trouve Paula Donovan, cofondatrice et codirectrice de AIDS-Free World, une ONG œuvrant à endiguer l’épidémie mondiale de sida. En mai, l’organisation lançait une campagne pour «mettre fin à l’exploitation sexuelle et aux abus commis par les soldats de la paix», la campagne Code Blue.

Paula Donovan déclare trouver «absolument choquant» que la communauté internationale ait supposé que la Minusca faisait son travail comme si de rien n’était, a fortiori en Centrafrique, à peine quatre mois après des accusations portées contre des casques bleus français, mis en cause dans une affaire d’abus sexuels commis sur des garçons misérables et faméliques de Bangui. L’attention du monde étant si focalisée sur la Centrafrique, depuis ces révélations d’abus, qu’on aurait dû clairement faire comprendre à ceux qui pouvaient commettre des violences sexuelles qu’on les surveillait et qu’ils seraient traduits en justice, m’a-t-elle dit le 11 août. Mais, «pour une raison quelconque, le message ne passe toujours pas».

En mars, Paula Donovan révélait l’existence d’un rapport indépendant, mené sous l’égide de l’ONU et daté de novembre 2013, qui mettait en lumière divers facteurs pouvant exacerber le sentiment d’impunité. Selon ce rapport, l’exploitation sexuelle et les abus représentaient «le risque le plus significatif pesant sur les opérations militaires de maintien de la paix».

Parmi les nombreux problèmes contribuant aux exactions sexuelles commises par les casques bleus, le rapport listait une formation militaire bâclée, de graves manquements quant au respect des directives de «tolérance zéro» mises en place par l’ONU et un nombre de signalements d’abus bien inférieurs aux cas réels.

Ce que Paula Donovan dénonce par ailleurs comme une sorte d’écran de fumée derrière lequel l’ONU se protégerait d’un capharnaüm encore plus conséquent: les viols commis par des civils travaillant dans des missions de maintien de la paix. Des agressions qui, en 2014, constituaient environ 70% de tous les cas signalés, selon les témoignages de responsables de l’ONU répertoriés dans le cadre de la campagne Code Blue.

Dans de telles affaires, les employés des missions de maintien de la paix, y compris les civils agents de police –comme ceux qui ont pu participer aux perquisitions du 2 août menées dans la maison de Bangui où se trouvait la fillette de 12 ans– sont sous le coup d’une «immunité fonctionnelle» qui pourrait être levée par le Secrétaire général de l’ONU afin de faciliter le travail de la justice.

«Sans immunité, il faudrait que ces individus soient poursuivis pour crimes graves dans le pays où les faits ont eu lieu ou dans leur pays d’origine», déclare Karen Naimer. Elle ajoute que l’ONU pourrait transmettre ces dossiers à un système judiciaire compétent, dans le but de «s’assurer du bon déroulement des enquêtes et des poursuites».

Patate chaude

Mais avant une éventuelle levée d’immunité, l’ONU enverra des enquêteurs pour décider si le crime a réellement eu lieu –pour le «corroborer», explique Paula Donovan, qui a œuvré pendant près de trente ans sur les questions de développement et de droits des femmes auprès de l’Unicef et de l’Unifem, un des précurseurs de l’ONU Femmes. «Ce qu’aucun employeur ne devrait vous demander. Vous n’êtes pas en même temps juge, juré, procureur et enquêteur de police.» Ce genre de pré-enquête et d’assignation de culpabilité (ou d’innocence) est «absurde pour toute personne sensée», dit-elle:

«Tout cela se fonde sur l’impunité de l’ONU: « On fait ce qu’on veut. Si on a envie de poursuivre, on poursuivra. »»

Ce qui explique pourquoi Hamadoun Touré, de la Minusca, a lui aussi parlé de «corroborer les faits» lors de la conversation que j’ai eue avec lui sur le viol présumé de Bangui. Selon lui, en cas de manquement avéré, le policier concerné sera sans doute renvoyé chez lui.

Mais avant cela, il faut que le crime présumé soit «corroboré». Un processus requérant des preuves médicales, un entretien avec la victime présumée et des témoignages –selon les normes internationales, ces derniers ne sont plus nécessaires dans les procédures d’enquête concernant un viol, précise Karen Naimer, de PHR. Que des tiers soient appelés à témoigner pour corroborer un viol est une méthode «caduque depuis à peu près vingt-cinq ans, du fait des législations sur la protection des victimes», ajoute-t-elle.

Pour l’ONU, il en va de son intérêt de présenter les choses comme si la violence sexuelle était uniquement commise dans ses rangs militaires. De la sorte, explique Paul Donovan, elle peut refiler la patate chaude aux pays d’origine des soldats et s’absoudre de toute responsabilité –et donc éviter les difficiles questions de la levée de l’immunité et autres. Ensuite, l’individu moyen pensera que ce sont toujours les militaires qui violent dans les missions de maintien de la paix. «Ce qui plaît beaucoup à l’ONU», ajoute-t-elle. Toute cette confusion –et que l’ambiguïté soit ou non intentionnelle– est à l’origine d’une«énorme faille de protection qu’il faut absolument combler», écrivait en 2013 Madeleine Rees, secrétaire générale de la Ligue Internationale des femmes pour la paix et la liberté.

«Le droit, et notamment le droit pénal, doit refléter la nature du dommage commis, ajoutait-elle. Dans le contexte des missions de maintien de la paix, le droit s’est vu honteusement et inutilement dérouter par un mélange de questions de juridiction, d’immunité, de nature du service ou même de rôles respectifs des organisations internationales vis-à-vis de l’État.»

Système bloqué

Reste qu’il serait peut-être aujourd’hui à propos de forcer l’ONU –là où la patate chaude devrait s’arrêter lorsqu’il est question de crimes commis par les casques bleus– à changer sa façon de traiter les cas d’abus et d’exploitation sexuels.

Cette nouvelle accusation de viol survient pendant les travaux d’une commission d’enquête indépendante de dix semaines, ordonnée en juin par Ban Ki-moon après les révélations de l’incapacité de l’ONU à réagir aux plaintes formulées contre des casques bleus en Centrafrique en 2014. Cette commission est dirigée par une ancienne juge de la cour suprême canadienne, Marie Deschamps, qui avait été à pied d’œuvre dans des affaires de militaires canadiens accusés d’agressions sexuelles.

Une autre de ses membres est Yasmin Sooka, la très réputée directrice exécutive de la Foundation for Human Rights en Afrique du Sud. De nombreux militants avec lesquels je me suis entretenue la décrivent comme une alliée de choix, ô combien capable de pointer les manquements de l’ONU.

Joanne Mariner y voit un motif d’espoir:

«La réforme se fait de plus en plus pressante. À l’évidence, les échecs s’accumulent depuis des années, dit-elle. Il y a la rhétorique de la tolérance zéro. Aujourd’hui, le fossé entre la rhétorique et la pratique est tellement criant que cette commission fera de très sévères recommandations –même s’il faudra continuer à faire pression sur l’ONU pour qu’ils les mettent réellement en œuvre.»

Paula Donovan est plus cynique. Après les recommandations, «l’ONU enverra une nouvelle équipe qui rédigera de nouvelle directives, dit-elle. L’ONU croule sous les directives».

En attendant, quelque part à Bangui, au beau milieu de tels atermoiements légaux et politiques, une petite fille de 12 ans est traumatisée. La première fois qu’Amnesty International s’est rendu dans sa maison après l’attaque, déclare Joanne Mariner, elle «cherchait à se rendre invisible», pelotonnée dans son lit. L’enquêteur qui est venu interroger sa mère a mis beaucoup de temps à réaliser que la petite était dans la pièce. Souvent, elle pleure et elle vomit, ajoute Mariner.

À l’instar des six autres enfants ayant dénoncé des abus sexuels commis par des casques bleus en Centrafrique l’an dernier, la fillette ne bénéficie d’aucune sorte de protection. Ni la Minusca, ni l’ONU ne se sont enquis de son bien-être. Et aujourd’hui, il semblerait qu’elle doive attendre très longtemps avant de voir quiconque assumer la responsabilité du crime qu’elle affirme avoir subi. D’ici là, elle restera bloquée dans un système cherchant davantage à protéger les siens que ceux qu’il est censé défendre.

Lauren Wolfe

 

 

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