« La colonisation a été un crime contre l’humanité », déclare le candidat d’En Marche !, suscitant un tollé. Quelques éléments de rappel pour les oublieux.
On les comprend. M. Macron va en Algérie et y déclare – incroyable scandale ! – que la « colonisation a été un crime contre l’humanité ». Pour eux, c’est trop beau. Mme Le Pen, fille de l’OAS par son père, se retrouve sur un terrain qui plaira à sa base historique qui n’a toujours pas digéré les accords d’Evian. Elle peut lâcher ses aboyeurs : scandale ! Traître qui « tire dans le dos de la France », etc. Et M. Fillon, l’homme qui, en septembre dernier, affirmait sans rire que la France n’avait pas à rougir d' »avoir partagé sa culture aux peuples l’Afrique », trop content de trouver n’importe quoi qui lui permette d’échapper dix minutes aux questions sur sa femme, juge les déclarations de son rival « indignes d’un candidat à la présidence de la République ».
On les comprend et on les remercie, car sans leurs ululements, on n’aurait sans doute prêté qu’une attention distraite aux propos effectivement prononcés par l’ancien ministre de l’Economie à Alger, et on aurait raté quelque chose. Face aux caméras de la télé privée « Echourouk news », M. Macron a-t-il bien déclaré que la colonisation était un « crime contre l’humanité » ? Oui, mais contrairement à ce que l’on voudrait faire croire, cette phrase s’inscrit dans un raisonnement dont on avoue bien volontiers qu’on le trouve d’une grande finesse et d’une grande exactitude.
Cela fait des décennies que la classe politique cherche à se dépatouiller du souvenir complexe de l’histoire coloniale. En moins de deux minutes, le jeune candidat nous indique avec brio la voie à suivre pour le faire. Oui, dit-il en substance, la colonisation a été une horreur, une « barbarie », un « crime contre l’humanité », mais il ne faut pas enlever à cet épisode sa complexité en refusant de voir qu’il a été fondé sur un projet qui a pris le masque de l’émancipation (c’est ce qu’il résume par l’élégante formule : « La France a apporté les droits de l’homme mais elle n’a pas su les lire ») et enfin, il faut réussir à dépasser enfin cette histoire pour sortir de la « culture de la culpabilisation sur laquelle on ne construit rien ». Reprenons l’un après l’autre chacun de ces trois points.
Oui, la colonisation a représenté une forme de « barbarie »
La colonisation, c’est-à-dire ce long phénomène historique qui voit l’Europe réussir progressivement, à partir du XVIe siècle (conquête de l’Amérique), à dominer, en trois siècles, la quasi totalité de la planète peut-elle être considérée, dans son ensemble comme un « crime contre l’humanité » ?
Sur un strict plan juridique, c’est difficile à affirmer de façon globale : le « crime contre l’humanité », tel qu’il est défini après la Seconde guerre mondiale au procès de Nuremberg, implique une volonté d’exterminer une population ou de l’asservir. Le projet général des puissances coloniales était de dominer et d’exploiter à leur profit, les pays colonisés, non pas d’éliminer leurs populations de la surface de la Terre, d’autant qu’elles pouvaient leur servir.
Il est clair néanmoins que l’histoire coloniale dans son ensemble est jalonnée d’épisodes qui méritent largement le qualificatif de barbares. Rappelons le bilan du moment inaugural de la colonisation européenne, la conquête des Amériques par les Espagnols : en un siècle, la population indienne chute d’environ 90% ! Cet effondrement est dû au « choc microbien », bien sûr, aux maladies importées à leur corps défendant par les conquistadors, mais aussi à leurs pratiques : les Espagnols n’avaient d’autres projets pour les populations soumises que de les soumettre à l’esclavage. Nombre d’Indiens, ne pouvant y résister, en sont morts.
Citons encore deux pages atroces de la colonisation de l’Afrique, au XIXe siècle. Dans les années 1880, le roi des Belges Léopold II acquiert le Congo, un domaine d’une surface 80 fois supérieure à la Belgique, et il en laisse l’exploitation économique à des sociétés privées – dites « concessionnaires » – qui ont tout pouvoir pour contraindre les populations à procéder aux récoltes de l’ivoire, d’abord, puis du latex, pour faire le caoutchouc. Leur brutalité dépasse l’entendement. La méthode la plus classique utilisée par les agents de Léopold pour soumettre les villages consiste à couper les mains des récalcitrants.
Les mains coupées du Congo. (Domaine public)
Quelques photos montrent les membres coupés, dressés en pyramides. Au total, les massacres du Congo font des millions de victimes. Citons aussi la façon dont les Allemands, à partir de 1904, ont écrasé, dans leur colonie de Namibie, la révolte des Hereros : leur population passe, en quelques années de 80.000 à 15.000 individus.
Le sinistre exemple de l’Algérie
On dira que ces exemples ne concernent pas la colonisation française. C’est vrai. Faut-il pour autant en faire un modèle de vertu ? Ce serait oublier une réalité constante. La colonisation procède de la conquête et impose une domination. L’une et l’autre ne sont jamais allées sans la plus grande brutalité.
On pourrait prendre des exemples dans l’ensemble des colonies. De l’Indochine à l’Afrique Noire, de la Nouvelle Calédonie à Madagascar, aucune n’a échappé à ce sinistre lot. Restons en au seul exemple de l’Algérie. Toute l’histoire coloniale y est scandée, du début à la fin, par la violence.
Une décennie après la conquête, dans les années 1840, quand il faut « pacifier », le territoire, les généraux français mettent au point une technique particulière, utilisée au moins à trois reprises : alors que des villages entiers se sont réfugiés dans des grottes, on allume le feu devant. Ce sont les « enfumades ». En 1871, a lieu la « grande révolte kabyle », dernier sursaut pour chasser les occupants.
Massacre de Sétif et Guelma (Domaine public)
Les Français n’hésitent pas, pour repousser les populations, à brûler massivement leurs terres, qui seront par la suite données aux colons. Le 8 mai 1945, le jour même de la défaite du nazisme, à la suite du coup de feu tiré par un gendarme sur un enfant portant un drapeau algérien lors d’un défilé, des émeutes ont lieu à Sétif et Guelma, faisant une centaine de victimes européennes. La répression se déchaîne. L’armée s’en mêle. Les historiens les plus prudents parlent de milliers de morts parmi les musulmans. Moins de dix ans plus tard, commençait la guerre d’Algérie, avec son nouveau cortège d’horreur. Les épouvantables exactions commises par le FLN – qu’il ne faut évidemment pas oublier – et, du côté français, la généralisation de la torture et les bombardements de populations civiles.
Oui, la colonisation s’est parée du masque de la « civilisation »
La droite, il y a dix ans, voulait imposer aux manuels scolaires de rappeler les « effets positifs de la colonisation ». Elle montrait en cela qu’elle était restée très années 30. Elle vivait encore au temps des belles brochures de l’Exposition coloniale qui vantait « l’œuvre accomplie par la France » en montrant des photos de magnifiques chemins de fer construits à travers la jungle africaine, et de généreux médecins vaccinant des petits Noirs dans les villages de brousse.
Il ne faut pas l’oublier en effet, le projet colonial s’est toujours pensé comme un projet bienfaisant. Au XVIe siècle, derrière la croix des évangélisateurs, on faisait le bien en apportant à des païens les lumières de la Vraie Foi. Au XIXe, au temps où l’Occident invente le « progrès », on faisait la même chose dans une version laïcisée : on apportait la civilisation à des peuples « en retard », on allait les aider à sortir de leur horrible sauvagerie.
C’est la philosophie résumée par Jules Ferry dans sa célèbre formule (1885) sur « les races supérieures » qui ont « le devoir de civiliser les races inférieures ». Il ne s’agit pas de déconsidérer ce propos avec nos yeux d’aujourd’hui. Bien des individus ont cru sincèrement à ce projet qu’ils considéraient comme humanitaire. D’innombrables instituteurs, fonctionnaires, médecins ont pris le chemin de l’école coloniale car ils croyaient sincèrement à cette mission civilisatrice. Les plus intelligents d’entre eux ont compris assez vite ce qu’elle recouvrait en réalité. Tout ce discours humanitaire n’était qu’une fausse barbe masquant la réalité d’une entreprise de soumission et d’exploitation qui, sur place, se cachait fort peu.
Ainsi par exemple, toute la colonisation de l’Afrique noire, entreprise à partir des années 1880, s’est faite, du côté de tous les Européens, Français, Belges, Anglais, etc. sur un prétexte répété sans cesse, dans toutes les conférences internationales, dans toute la littérature coloniale : lutter contre l’horrible esclavage toujours pratiqué là-bas. Sitôt la conquête faite, toutes les puissances coloniales mettent en place le système du travail forcé : pour « aider » à doter ces pays d’infrastructures qu’ils n’avaient jamais demandées et qui servirent essentiellement à piller plus facilement les ressources locales, les nouveaux maîtres imposent aux populations de donner des jours ou des semaines de corvées.
Nombreux sont ceux qui tentent d’y échapper et s’enfuient. Partout les autorités recourent à des techniques pour les faire revenir, comme de prendre en otage les familles. Nombreux sont ceux qui se soumettent, et ne reviennent jamais. Les travaux exigés sont harassants. La construction du chemin de fer « Congo océan », qui a lieu dans les années 1920, a coûté, dit on, « un homme par traverse ».
Bien sûr, on construit des hôpitaux, des ponts, des écoles, mais combien, et pour qui ? En 1914, en Algérie, plus de 80 ans après la conquête, le taux de scolarisation des « indigènes », est de 2% …
« La France, dit M. Macron, a apporté les droits de l’homme mais elle a oublié de les lire ». C’est juste. Partout, la conquête se prévaut des principes de 89, du drapeau émancipateur, de la promesse de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. Elles n’arrivèrent jamais. A la place de la fraternité, une domination raciste constante, reposant sur la supériorité innée du « blanc ».
A la place de la liberté et de l’égalité, le « code de l’indigénat », inventé à la fin du XIXe, qui régit tous les « sujets d’empire » et leur montre à tous les instants de leur vie qu’ils n’ont pas les mêmes droits que les « vrais » Français : interdiction de se syndiquer, de se réunir sans autorisation, mesures vexatoires de soumission aux plus petits fonctionnaires coloniaux.
Que dire du droit de vote ? Il n’apparaît qu’après la Seconde Guerre, mais de façon bien prudente. Dans les départements d’Algérie, est mis en place le système du « double collège », c’est-à-dire une technique qui permet aux Français d’Algérie de voter séparément des « musulmans » et de garder sur eux toute leur prééminence : selon ce principe, une voix « française », compte autant que sept voix musulmanes.
Oui, il faudra un jour dépasser cette histoire
Et le plus étonnant, dans toute cette affaire, est de penser que nous en sommes encore là, en 2017, à répéter inlassablement cette vieille histoire, ce passé qui, selon l’expression convenue, ne passe pas. Il faut dire que la droite et l’extrême droite, tout à leurs délires nationalistes, glissent à ce propos sur une pente dont on se demande où elle va les mener. Ecoutez les criaillements de la camarilla lepeniste. M. Macron a commis un crime inexpiable, il a attaqué « l’histoire de France ». Donc maintenant l’histoire de France est un bloc devant lequel on doit se prosterner sous peine de blasphème : même la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV ? Même la traite négrière ? Même Pétain ?
Que dire de la droite classique ? Mesure-t-on l’énormité de la phrase de M. Fillon, déjà citée : la colonisation a donc été un « partage [de notre]culture aux peuples l’Afrique » C’est fascinant. Et l’invasion de la Russie par la Grande Armée, c’était quoi ? Un programme Erasmus ?
Faut-il pour autant tirer le char dans l’autre sens et céder au penchant pour l’auto-flagellation qui a été de mise, à gauche, il y a 20 ou 30 ans ? Ce serait une erreur. La dénonciation de la colonisation est une nécessité. Il ne faut pas oublier pour autant à quel point elle a pu être instrumentalisée à des fins politiques. Cela a été le cas dans de nombreux pays, et plus particulièrement en Algérie.
Depuis plus d’un demi-siècle, la classe dirigeante qui tient le pays en coupe réglée et accapare ses richesses se sert de cette arme imparable dès que le besoin s’en fait sentir. Lui réclame-t-on des comptes sur la façon déplorable dont le pays est géré : c’est la faute de la colonisation ! Allons. Plus de 50 ans après l’indépendance, et c’est toujours cette même chanson ? La faute au passé, la faute au passé ! Le peuple algérien en a assez de ce refrain. Il a raison. A sa manière, Macron en parlant comme il l’a fait à la télé algérienne, a répondu avec clarté. Contrairement à ce que prétend faussement Mme Le Pen nièce, il n’a nullement versé dans la repentance. Au contraire. Contrairement à tous les hommes politiques qui se sont succédés en Algérie, il a rappelé qu’il était bon, enfin, de sortir de cette « culture de la culpabilité », de cette obsession du passé qu’il faut enseigner, comprendre, et aussi désormais, savoir dépasser.
François Reynaert
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