L’analyse suivante est un témoignage d’un enseignant d’histoire des relations internationales africaines. En remontant le fil de l’histoire, l’auteur donne un éclairage non seulement sur ce qui passe en Libye, mais encore sur les souffrances qu’endure l’Afrique en matière de gouvernance politique et de développement. Pour lui la solution réside dans la connaissance de l’histoire et dans l’action collective et synergique d’un monde juste. Et pour cela, la jeunesse a un rôle historique à jouer.
Depuis plus d’une quinzaine d’années, j’enseigne les relations internationales africaines aux jeunes africains. J’ai eu la chance dans mes classes à l’Université Libre du Burkina, à l’Université de Ouagadougou et dans d’autres instituts supérieurs au Burkina Faso d’aborder les relations entre l’Afrique et le monde dans le cadre de ce cours. Les participants sont de plusieurs nationalités : burkinabè, ivoirienne, malienne, tchadienne, nigérienne, togolaise, gabonaise, congolaise, camerounaise… L’actualité faite de traitement esclavagiste des Noirs en Libye m’invite au débat. J’aborde l’histoire des relations internationales africaines en quatre chapitres.
I. L’Afrique des grands empires
L’accent est mis sur l’Empire du Mali avec comme illustration une vidéo sur le pèlerinage de Mansa Moussa à la Mecque. Cet élément nous montre le niveau atteint par l’Afrique noire en termes de civilisation et de progrès au moment l’Europe végétait dans la misère. Cet élément nous interpelle sur la perception du pouvoir en Afrique qui se résume à la possession d’un peuple et de ses ressources par un individu. Un proverbe mooaga le traduit très bien : « Le crapaud et tout ce qui se trouve dans son ventre appartient au serpent. » Le film montre aussi une générosité qui frise un comportement de corruption et des largesses qui finissent par créer la convoitise des ressources africaines par les autres parties du monde et principalement l’Europe. C’est de cette époque que remontent les tentatives d’appropriation des richesses naturelles et culturelles africaines par l’Occident.
II. L’Afrique de la traite négrière
Etudiant en première année d’histoire et d’archéologie en 1994 à l’Université de Ouagadougou, j’ai eu la chance et le réflexe d’enregistrer une émission sur la traite négrière sur la Radio Africa n° 1. Ce support me sert aujourd’hui pour illustrer la pire des rencontres entre l’Afrique et le monde qui s’est manifestée par la traite négrière, un crime contre l’humanité. Elle a eu un impact multidimensionnel sur l’Afrique : démographique (12 -14 millions de déportés, plus de 20 millions en plus des victimes collatéraux : maladies, guerres de razzias, traversées, …). Pour avoir la conscience tranquille, l’intelligence blanche a conçu une idéologie basée sur le conflit des images pour soutenir son action.
Le conflit des images porte sur le teint, la culture et religion :
+ Le Blanc : lumière, intelligence, race supérieure, présence divine (Europe : Empire chrétien). Amérique, Australie, Europe, Chine : Paradis.
+ Le Noir : obscurité, idiotie, barbarie, âmes gâtées (descendants de Canaan, païens ; chosifié, pièce d’inde (15-30 ans), monnaie de compte échangée contre des armes à feu, des boissons (liqueurs, vins…), des métaux (cuivre, plomb, fer…), du textile (étoffes) et de la pacotille (quincaillerie, mercerie, pipe, tabac…).
S’il existe un paradis (Europe, Amérique, Australie, Chine), il faut trouver un enfer, et comme il ne reste que l’Afrique, évidemment, l’enfer c’est l’Afrique. A travers cette idéologie, il se développe un doute sur la nature véritablement humaine de l’Homme africain.
III. L’Afrique sous la colonisation
Sur la colonisation, en plus des idéologies coloniales, des explorations, des résistances aussi bien des populations africaine que des mouvements panafricanistes afro-américains et africains, de la mise en valeur des colonies assorties d’importantes transformations sociales, culturelles et économiques et des processus de décolonisation, j’utilise le discours du roi Léopold II qui a su instrumentalisé la religion pour servir ses intérêts pour montrer la perception que les Blancs avaient des Noirs et surtout les motivations essentielles de l’entreprise coloniale. Les colonisateurs ont motivé leur œuvre par des mobiles démographiques (solution au surpeuplement de l’Europe), politiques (place au soleil dans le concert des Nations : Coloniser pour exister et grandir), économiques (débouchés pour les produits manufacturés et mainmise sur les régions productrices de matières premières) et socioculturels (répandre les acquis de la civilisation industrielle, de la science, de la raison et de la liberté). Ils se sont donnés une mission civilisatrice.
IV. L’Afrique émancipée
Dans ce chapitre, il est surtout question des relations entre l’Europe et ses anciennes colonies, l’Afrique au sein du mouvement tiers-mondiste et au sein de l’Organisation des Nations Unies. Quelques éléments permettent aux étudiant-e-s de prendre conscience de la nature des indépendances africaines : des Etats pseudo-indépendants. En effet, deux films sur la Françafrique (La raison d’Etat et L’argent roi), le film malien « Bamako » d’Abderrahmane Sissako sur le procès des institutions financières internationales (Banque Mondiale, FMI et autres) et un documentaire sur le bilan du NEPAD de l’Algérien Abdenour Zahzah permettent de prendre conscience des défis de l’Afrique émancipée. A la fin de ce parcours, il me vient à l’idée qu’une seule et unique question : « A quand l’Afrique ? », posée par Joseph Ki-Zerbo.
Des sentiments mélangés ont été exprimés par les étudiant-e-s : colère, amertume, impuissance, révolte… Au fond, il s’agit d’un complexe d’infériorité intériorisée par les Africains durant plusieurs siècles comme le soutient Joseph Ki-Zerbo dans l’émission sur la traite négrière et rappelée par Maurice Bazemo du département d’histoire de l’Université de Ouagadougou, dans le documentaire sur le NEPAD : « Les noirs, vous êtes petits parce que vous êtes assis. Mais, pendant des siècles, on a passé le temps pour convaincre les noirs qu’ils sont petits, qu’ils ne valent rien, qu’ils sont les sous-produits de l’humanité et tous seuls ils ne s’en sortiront pas, alors, ils se sont assis et attendent. La solution viendra d’une jeunesse consciente, bien éduquée, en rupture avec la pratique des pouvoirs actuels en place qui ne sont que répondants des dirigeants occidentaux pour préserver les intérêts de ces derniers… » Voici certaines des raisons profondes de ce qui se passe en Libye.
Ensemble, nous prenons le temps de digérer cette histoire et petit à petit, nous nous rendons compte qu’aussi bien les Africains que les Européens sont piégés et esclaves dans ces relations de connivence incestueuse et de complicité suicidaire. Il faut absolument un dialogue entre les jeunes générations pour rompre avec ces relations infructueuses, faites d’humiliation, de complexes, d’exploitation. Un monde dit civilisé qui a appris des leçons à travers les deux guerres mondiales et les différents extrémismes ne peut se satisfaire de telles relations déséquilibrées et inhumaines.
La solution se trouve avant tout dans la connaissance de l’histoire, la vraie, dans l’identification des priorités, dans la clarification d’une vision commune salvatrice et dans l’action collective et synergique pour un monde juste, équitable et prospère. Cela passe par la prise en compte dans le changement de la réduction de toutes les inégalités et de toutes les injustices aussi bien de genre, de race, de religion, de région, d’idéologie et de statut.
Les porteurs de ce changement sont les jeunes africains et les jeunes occidentaux. Il faut associer tous les jeunes du monde car si l’Afrique souffre, le monde souffre, c’est une loi divine, celle de l’universalité spatiale et temporelle, celle de l’humanité…
Dr Poussi SAWADOGO,
Historien – Diplomate,
Conseiller andragogique/IACDI
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