Houphouët-Boigny n’a jamais été un adversaire de la colonisation française
Entretien croisé avec Jean Pierre Bat, chercheur affilié au CNRS – Institut des mondes africains, également auteur du Syndrome Foccart (Gallimard, 2012) et Frédéric Grah-Mel, professeur à l’École nationale supérieure d’Abidjan, auteur d’une biographie en trois tomes de Félix Houphouët-Boigny (Cerap – Karthala, 2011).
Quelles étaient les particularités du style de gouvernance de Félix Houphouët- Boigny ?
Jean-Pierre Bat : Houphouët-Boigny avait une conception pragmatique du pouvoir. Anticolonial à la fondation du Rassemblement démocratique africain (RDA) en 1946, il a su évoluer pour prendre une place hégémonique au sein de la « Françafrique » (il est d’ailleurs l’inventeur du terme) dont il est un architecte. En Côte d’Ivoire, il a misé sur l’union ethnique et la répartition patrimoniale pour construire son Etat autoritaire PDCI-RDA.
Frédéric Grah-Mel : La paix, disait Félix Houphouët-Boigny, c’est le préalable au développement. Sa gouvernance était guidée par ce credo. Pour faire advenir la paix, il n’avait pas d’autre arme que la parole. Il parlait de la paix en permanence et certains lui ont même reproché d’en avoir fait une marotte. Mais cette parole s’est faite chair. Car, à force d’entendre parler de la paix, les Ivoiriens en avaient naturellement fait une réalité vécue, sous la vigilante surveillance de leur chef d’État. Ils n’ont sombré dans le contraire de la paix que lorsque le discours national a été marqué, après lui, par les mots « machette », « kalach », « guerre »…
Comment a-t-il entretenu ce lien avec la France, ce que certains nomme le « gaullo-houphouëtisme » ?
Jean-Pierre Bat : Félix Houphouët-Boigny amorce un rapprochement avec la France au fil des années 1950, pour devenir, en 1960, le meilleur allié de Jacques Foccart, secrétaire général de l’Elysée sous le général de Gaulle en charge des affaires africaines et malgaches.
D’ailleurs, ils se font au minimum un point de situation hebdomadaire par téléphone, le mercredi traditionnellement. Il a également su s’attacher des hommes de Foccart, tels que le colonel Bichelot ou Mauricheau. Ce dernier avait baptisé Félix Houphouët-Boigny, dans son langage codé : « Big Brother ». Enfin, il a accepté de prendre personnellement en charge de nombreux aspects de la politique africaine de la France sur le continent.
Frédéric Grah-Mel : A mon sens, son anticolonialisme évoqué plus tôt par Jean-Pierre Bat, ne visait pas à mettre fin à la colonisation. Mais plutôt à combattre, dans la colonie, les discriminations entre citoyens français et les autres, encouragées par les « Petits blancs ». Il estimait que ceux-ci trahissaient ainsi l’humanisme français.
Houphouët-Boigny n’a jamais été un adversaire de la colonisation française. À aucun moment, il n’a douté des bienfaits de la rencontre entre l’Afrique et la France. D’ailleurs, si les choses n’avaient tenu qu’à lui seul, la colonisation aurait encore duré longtemps au-delà de 1960, l’année des indépendances.
À cette date, c’est d’ailleurs un ministre d’État français et non un simple ressortissant ivoirien qui accède au pouvoir en Côte d’Ivoire. Il n’avait donc ni à manœuvrer ni à gérer une quelconque influence. Il a travaillé avec la France, la main dans la main et en toute confiance, exactement comme si un ressortissant français avait été affecté à Abidjan pour diriger la Côte d’Ivoire. Il estimait en effet que plus longtemps la colonisation durerait, mieux le pays qui serait cédé plus tard aux autochtones serait construit, et mieux ses enfants seraient préparés à assumer la relève.
Frédéric Grah-Mel : Le rayonnement de la Côte d’Ivoire était intrinsèquement lié au rayonnement de Félix Houphouët-Boigny lui-même. Dès 1946, le RDA lui avait offert un espace régional d’influence. Le mouvement avait une section au Sénégal, en Guinée, en Haute-Volta (actuel Burkina Faso), au Soudan Français (actuel Mali), bien sûr en Côte d’Ivoire, au Tchad, et même jusqu’au Gabon. Autant de pays où la Côte d’Ivoire était admirée du fait du prestige de son chef.
« La mémoire d’Houphouët-Boigny est très lourde au point de constituer une hypothèque politique : vilipendé à la fin des années 1980, il est aujourd’hui, au lendemain de la crise, l’objet d’une nostalgie politique »
Le boom économique des années 1960-1980 qui a attiré en Côte d’Ivoire une affluence massive de populations africaines, ainsi que les moyens de la Caisse de stabilisation qui ont servi au développement de tous les pays d’Afrique, du Cape au Caire, ont aidé à consolider ce rayonnement.
Que sont devenus les crocodiles d’Houphouët-Boigny ?
Jean-Pierre Bat : Houphouët a utilisé en premier lieu le réseau des chefs d’Etat du RDA en Afrique de l’Ouest comme en Afrique centrale : en accord avec Abidjan, chacun prenait en charge une mission géopolitique dans sa zone. Il est le promoteur, à travers des unions successives, de la « famille africaine ».
En second lieu, il travaille sur la base de quelques convictions géopolitiques fortes : la lutte anticommuniste (Angola), le démembrement des « éléphants » fédéraux (Nigeria et Biafra), le dialogue – clandestin – avec l’Afrique du Sud.
Quel est aujourd’hui le poids de son héritage politique en Côte d’Ivoire où l’élection présidentielle doit se tenir en octobre ?
Jean-Pierre Bat : La mémoire d’Houphouët-Boigny est très lourde au point de constituer une hypothèque politique : vilipendé à la fin des années 1980, il est aujourd’hui, au lendemain de la crise, l’objet d’une nostalgie politique qui l’associe aux années de prospérité du « miracle ivoirien » et d’une certaine paix civile. Cependant, l’opinion ivoirienne n’est pas dupe, non plus, de cette reconstruction mémorielle qui ne correspond pas à la réalité contemporaine.
L’ombre d’Houphouët-Boigny sur la politique ivoirienne, à six mois de la présidentielle
Frédéric Grah-Mel : Je dirais, si je ne craignais pas d’être excessif, que son héritage politique est nul aujourd’hui. Il s’était efforcé de faire vivre harmonieusement les deux grandes composantes de la population ivoirienne, les autochtones et les allogènes. Aucun de ses successeurs n’a semblé, jusqu’à présent, intéressé par cet objectif qui montre pourtant la voie vers la construction de la nation ivoirienne. Nous sommes passés de la théorie de « l’ivoirité » à celle du « rattrapage ». L’expression « vivre ensemble » qui est sur toutes les lèvres aujourd’hui en Côte d’Ivoire, au-delà du slogan, n’intéresse personne. Avant d’être un motif d’inquiétude pour le futur, cela est d’abord un échec de l’héritage politique de Félix Houphouët-Boigny.
Premier ministre sous la présidence de Félix Houphouët-Boigny de 1990 à 1993, Alassane Ouattara est l’actuel chef de l’Etat. Il briguera son second mandat en octobre 2015.
Comment a-t-il organisé son héritage politique ?
Jean-Pierre Bat : Houphouët-Boigny a refusé d’organiser clairement sa succession. Depuis sa mort en 1993, le paysage politique est resté dominé jusqu’en 2010 par le trio composé de son successeur, Henri Konan Bédié (avec le contrôle du PDCI-RDA qu’il préside toujours), Alassane Ouattara (ancien premier ministre d’Houphouët-Boigny, investi de la confiance des institutions de Bretton Woods et actuel chef de l’Etat) et Laurent Gbagbo (l’éternel opposant promu père de la « deuxième indépendance »). Tous ont en commun d’avoir voulu capter à leur profit l’héritage d’Houphouët-Boigny, chacun à sa manière. Sans doute est-ce là son ultime tour de force : deux décennies après sa mort, avoir réussi à continuer d’imposer sa figure dans la vie politique ivoirienne du premier XXIe siècle.
Frédéric Grah-Mel : Il a certainement une responsabilité dans les conflits suscités pour sa succession. On ne peut pas dire, cependant, qu’il n’avait pas d’héritier politique précis. Mais c’est là un point de l’histoire récente de la Côte d’Ivoire qui est heureusement derrière nous aujourd’hui.
Le Monde