De Philippe Rémond à Stéphane Frantz di Rippel : médias, discrimination citoyenne et délinquance d’État

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Cet article aurait dû paraitre dans un ouvrage collectif sous la direction de Michel Galy, mais malheureusement des collaborateurs n’ont jamais rendu leur copie

30 mars 2011-30 mars 2016, 5 ans de l’assassinat à Yamoussoukro de Philippe Rémond 

Un article de Eliahou Abel, époux de Shlomit Abel sur l’assassinat de de Philippe Rémond.

Remarque: Cet article aurait dû paraitre dans un ouvrage collectif sous la direction de Michel Galy, mais malheureusement des collaborateurs n’ont jamais rendu leur copie et d’autres ont fait cavalier seul en publiant eux-mêmes leur contribution.

la mémoire de Philippe Rémond, ressortissant français de Côte d’Ivoire, notre frère en humanité, l’un de ceux grâce auxquels, en ces temps de ténèbres, un citoyen français peut encore s’honorer de l’être.

A la mémoire d’Yves Lambelin, otage posthume de la Raison d’État pour le triomphe d’une cause qui n’était pas la sienne.

Voici près de vingt et un mois, le jeudi 31 mars 2011, Philippe Gabriel Hervé Rémond est assassiné dans la chambre d’hôtel de Yamoussoukro où, devant l’avancée des forces rebelles, et se sachant déjà menacé, il a trouvé refuge.

Fils d’un capitaine, pilote de l’armée de l’air française abattu en mission, et d’un ancien agent des services de renseignements généraux, cet agrégé de sciences industrielles, professeur à l’institut national polytechnique Houphouët-Boigny de Yamoussoukro, ancien coopérant au Sénégal, installé en Côte d’Ivoire depuis douze ans, Ivoirien de cœur, président de l’association des ressortissants européens pour la Côte d’Ivoire, n’a jamais rien caché de sa sympathie pour le Président Gbagbo, dont le combat rejoint son propre idéal d’une Côte d’Ivoire souveraine, affranchie du joug post-colonial de la Françafrique. Or dans les jours qui suivent, l’ensemble des médias français semblent n’obéir qu’à une seule consigne : faire régner autour de cet assassinat le silence le plus assourdissant possible.

Pour son enterrement cinq mois plus tard, le jeudi 8 septembre au cimetière de Dioulabougou, au milieu des broussailles1 , les autorités françaises ne daigneront déléguer qu’un consul.

Cinq jours plus tard, le lundi 4 avril, en pleine bataille d’Abidjan, sont enlevés au Novotel les Français Stéphane Frantz di Rippel2 , directeur de l’hôtel, et Yves Lambelin3 , président de Sifca, première entreprise privée de Côte d’Ivoire, ainsi que le Béninois Raoul Adeossi – assistant d’Yves Lambelin – et le Malaisien Chelliah Pandian – directeur général de Sania4 , filiale de Sifca dans l’huile de palme. Le mardi 31 mai, deux corps sont retrouvés dans la lagune, dont l’un seulement sera identifié comme celui d’Yves Lambelin. Quant à Frantz di Rippel, “seul un faisceau de témoignages concordants et d’indices… établissent la certitude sa mort”

5 . Dans l’intervalle, un battage médiatique impressionnant aura permis de tenir en haleine, autour de cette affaire d’enlèvement, toute la population française, en accréditant par un matraquage méthodique la thèse selon laquelle les coupables seraient des membres de la garde présidentielle ivoirienne sous la responsabilité directe du Président Gbagbo lui-même. Par la suite, ce concert d’accusations ne fera que se renforcer, aucun stratagème n’étant négligé pour modeler l’opinion, du panégyrique à la fiction policière, en passant par le dévoilement solennel par le premier ministre français François Fillon d’une plaque commémorative, le vendredi 15 juillet 2011 sur le mur du Novotel d’Abidjan6 , sans compter les vibrants hommages répercutés à l’infini dans la presse française et ivoirienne7 , jusqu’à la remise de la légion d’honneur à titre posthume8 le 8 février 2012 par décret du président de la République, et la célébration (pour Stéphane Frantz di Rippel) d’une cérémonie religieuse le 25 février à Paris en l’église Saint-François-Xavier9 .

Chercher l’erreur.

Philippe Rémond d’un côté, Frantz di Rippel et Stéphane Lambelin de l’autre. Au premier, le silence pour linceul. Aux seconds, le dais chamarré de la reconnaissance nationale…

A la suite de quels avatars un Français exemplaire s’est-il mué après sa mort en un citoyen de seconde zone, indigne du moindre hommage posthume, ou de l’élémentaire respect consistant à rapatrier sa dépouille ?

Comment les circonstances tragiques d’un enlèvement en temps de guerre ont-elles pu devenir aux mains des dirigeants français le levier permettant d’embrigader post mortem au service de leurs intérêts du moment un directeur d’entreprise connu pour son indéfectible soutien à Laurent Gbagbo, et un directeur d’hôtel tout récemment arrivé, et ne représentant strictement aucun enjeu dans le conflit ?

Nous n’avons évidemment pas l’ambition de chercher à élucider ici, en quelques pages, et sans accès au « terrain », les circonstances de deux affaires criminelles relevant toujours de la compétence – jusqu’à ce jour-là étrangement bridée – de la police et de la justice franco-ivoiriennes, mais d’examiner, en regard notamment des zones d’ombre révélées par le traitement médiatique auquel ces deux affaires ont été respectivement soumises, les interrogations suscitées par leur simple remise en contexte.

Les lignes qui suivent visent un triple objectif : – Présenter une synthèse des éléments d’information et d’appréciation dont nous disposons au sujet de ces deux affaires. – Ébaucher en parallèle l’analyse de ce que nous savons de leurs tenants et aboutissants, et celle de leur incidence sur la manière dont la presse et les médias ont, dans les deux cas, « couvert l’événement ».

– Ouvrir quelques pistes en forme de questions : questions sur la réalité de ce qui s’est passé le 31 mars à Yamoussoukro et le 4 avril à Abidjan – questions dont, espérons-le, beaucoup de nos concitoyens, une fois ré-informés, sauront exhorter le nouveau gouvernement à tout mettre en œuvre pour qu’elles ne restent pas sans réponse –; questions sur les possibilités actuelles de manipulation de l’opinion par le canal d’organes de presse servis par des professionnels formatés et téléguidés, presque toujours à leur insu.

Il va sans dire que cette modeste enquête, placée sous le double signe de l’exigence de vérité qui incombe à chacun d’entre nous, et de l’indignation qui ne peut qu’animer quiconque, s’intéressant de près à l’actualité ivoirienne, a suivi la descente aux enfers d’un pays aujourd’hui en pleine déroute économique sur fond de régression coloniale, se veut d’abord et par-dessus tout un humble hommage à celui qui, par son courage, nous dépasse tous de la tête et des épaules : Philippe Rémond. Philippe Rémond, le citoyen, l’homme « à tous égards le plus digne d’éloges et le plus représentatif de ce que la France, à l’aune des valeurs au creuset desquelles elle fut forgée, porte de plus grand, de plus noble et de plus beau : le vrai courage, l’intelligence mise au service du seul progrès, une exigence inconditionnelle de justice, et l’exaltation de la Vérité. »

10 . I L’affaire Philippe Rémond

A L’homme et sa parole

1) L’engagement militant

De Philippe Rémond, que savons-nous ? Hormis la déclamation polémique de son état-civil11, suivie d’une allusion à sa mère – « née Brioute » et alors âgée de « 81 ans » – sur les ondes de la télévision ivoirienne en novembre 200412, quelques détails supplémentaires sur ses parents glanés dans un bref hommage paru dans le journal Notre voie du lundi 11 Septembre 201113

– revenant sur les conditions de son inhumation le jeudi précédent14, après une modeste cérémonie dans les locaux d’Ivosep15 , au cimetière du quartier Dioulabougou de Yamoussoukro –, sa biographie se résume par ailleurs à l’évocation de son ancien statut de coopérant 16, d’abord au Sénégal17 puis en Côte d’Ivoire, et de son métier d’enseignant, professeur agrégé de technologie industrielle à l’Institut national polytechnique Houphouët-Boigny (INPHB) de Yamoussoukro18

. Dans l’émission « raison d’État » de décembre 2010, son interviewer Claude Frank About rappelle aux téléspectateurs que Philippe Rémond, président de l’association des ressortissants européens pour la Côte d’Ivoire, vit dans le pays depuis 12 ans. Cela suffit à faire de lui un observateur privilégié et particulièrement lucide des soubresauts de l’histoire ivoirienne, depuis la fin de la présidence de Henri Bédié jusqu’à l’éclatement de la crise consécutive à la contestation des résultats du second tour des élections du 28 novembre 2010, en passant par les coups d’État de Robert Guei – le 24 décembre 1999 – et celui de la rébellion armée conduite par Alassane Dramane Ouattara le 19 septembre 2002.

Enfin, comme l’attestent plusieurs témoins, Philippe Rémond avait quitté son domicile pour se réfugier dans un hôtel, espérant ainsi conjurer les menaces qu’il savait désormais peser sur sa vie19 .

10 « dix-huit questions au Président François Hollande » (http://www.cameroonvoice.com/news/article-news-6800.html)

11 En forme de défi lancé aux services de renseignement français : « ne perdez pas votre temps, ne gaspillez pas votre argent à faire une enquête, je vais décliner mon identité. (…) Je dis bien : ne gaspillez pas votre argent, parce que la France a assez gaspillé l’argent du contribuable français pour faire du mal ici en Côte d’Ivoire… »

12 (http://www.youtube.com/watch?v=FAmMBPEgJNo)

13 Notre Voie du 9 mars 2012 (http://www.notrevoie.com/develop.asp?id=40882)

14 Le Nouveau Courrier N°312 du vendredi 9 septembre 2011 (http://shopping.abidjan.net/e/product.php?productid=8684)

15 Principale société de pompes funèbres en Côte d’Ivoire depuis 1956.

16 Philippe Rémond déclare, dans son intervention télévisée de novembre 2004,  » être resté en Côte d’Ivoire après le départ des coopérants ». Voir aussi « lepost.fr » du 3 avril 2011 (http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2011/04/03/2454171_hommage-a-philippe-remond-professeur-francaislachement-assassine-a-yamassoukro.html)

S’il est un fait que ces quelques éléments, pour parcellaires qu’ils soient, suffisent à étayer, c’est que Philippe Rémond, brillant universitaire et bouillant socialiste, n’a épousé dès son arrivée en Côte d’Ivoire la cause de Laurent Gbagbo, ni par hasard, ni en raison d’un quelconque aveuglement lié à l’ignorance, mais bien en parfaite connaissance de cause. Moins que quiconque, l’homme est sujet à manipulation. Comme cela ressort de ses différentes prises de parole, et des quelques témoignages qui nous sont parvenus, les informations dont il se sert pour étayer la vigueur de son discours sont manifestement nombreuses, précises, documentées, et intégrées à une réflexion profonde et rigoureuse.

Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer la chronologie des étapes de son engagement pendant les dix mois qui ont précédé son assassinat, ou plus exactement les sept mois qui séparent le 10 juin 2010, date de la « conférence de presse » qu’il anime dans un café de Yamoussoukro, et le 17 janvier 2011, date de la parution de sa dernière interview connue, dans les colonnes du quotidien « le Temps ».

2) 10 juin 2010 : point de presse à Yamoussoukro

Le 10 juin 2010, devant des journalistes de la presse nationale et internationale, Philippe Rémond se positionne ouvertement sur le terrain de la bataille présidentielle : «Je suis derrière le président Gbagbo parce que je pense que c’est l’homme qu’il faut à ce pays, car il a un programme moderne et ambitieux dans l’intérêt de la Côte d’ivoire»; et d’ajouter, montrant par là son respect du jeu démocratique, respect directement inspiré de celui professé depuis toujours par « son » candidat : « je ne dis pas que les autres sont mauvais, mais je dis qu’à mon sens, c’est Gbagbo qui est le meilleur ». C’est ce jour-là qu’il commence à plaider publiquement pour l’abandon du Franc CFA, obstacle majeur à ses yeux sur le chemin d’une réelle indépendance économique : «Dans les perspectives du chef de l’État, il est question de donner l’indépendance économique à la Côte d’Ivoire qui n’a plus besoin d’une tutelle. Par exemple, je pense que le Fcfa est une tutelle économique imposée à ce pays et qu’il n’a que trop vécu. (…) Donc je demande pour cela que l’on crée un fonds monétaire pour garantir une monnaie stable et indépendante».

Prenant ses auditeurs à témoin, Philippe Rémond s’engage en outre à faire campagne pour le Président Gbagbo, en organisant des meetings dans les villages et campements de la région des lacs : «Je vais, dès la semaine prochaine, parcourir les localités de cette région pour dire aux populations akoué et nanafoué que c’est le Woody de Mama qu’il leur faut ! » Il annonce enfin son intention de « mettre sur pied dans les tout prochains jours un mouvement qui aura pour objectif de sensibiliser les ressortissants français vivant en Côte d’Ivoire à changer de vision et de comportement. »

Déjà, en novembre 2004, nous l’avons vu20 , ce grand témoin épris de justice et de vérité, révolté par ce qu’il faut bien appeler la première tuerie de la force Licorne à Abidjan – la veille au soir, sur les deux ponts de la ville, où les hélicoptères ont mitraillé la foule des jeunes patriotes en route vers l’aéroport, puis le lendemain, devant l’hôtel Ivoire, ou des snipers de l’armée française ont pris pour cible de jeunes manifestants désarmés21 –, exhortait ses compatriotes à ré-informer l’opinion publique de leur pays d’origine : « …Comme moi-même, vous souffrez de la situation, depuis maintenant plus de deux ans; alors, restez mobilisés. On a vu à la télé (…) les – pardonnez le mot – les conneries qu’on raconte aux Français sur ce qui se passe ici. On leur a dit aujourd’hui que devant l’Hôtel Ivoire, c’est les gendarmes ivoiriens qui ont tiré sur les patriotes. Oui ! Et que eux n’étaient là que pour ramener l’ordre et le calme dans le pays. Alors je dis : ça suffit ! Utilisez tous les moyens en votre possession – internet, le téléphone – pour dire à tous vos amis en France ce qui se passe réellement ici… »

Pourtant, bien que conscient du risque auquel l’exposait ce jour-là sa véhémente provocation des autorités françaises – « Une balle de mitraillette coûte 3200 Fcfa : c’est ce que Chirac estime être la vie d’un enfant de ce pays ! » –, allant jusqu’à qualifier le Président de « malade » – le mot est de sa mère – ayant « déclaré la guerre à la Côte d’Ivoire », le citoyen Philippe Rémond était alors bien loin d’imaginer que deux ans et demi plus tard, prenant la suite de Jacques Chirac, allait se lever à la tête de l’État français un ennemi autrement redoutable, capable de transformer la menace pesant sur celui qui s’oppose à la force au nom de la vérité, en machine à tuer pour de bon : Nicolas Sarkozy. 3) Décembre 2010 : invité de l’émission « Raison d’État ».

Nous avons déjà évoqué cet entretien télévisé22 de Philippe Rémond avec le grand journaliste Claude Frank About. Impuissante, la Côte d’Ivoire tout entière vient d’assister à cette mascarade au terme de laquelle la « communauté Internationale », manipulée par la France au nom des États-Unis – pays dont une photo23 , témoignant de la domination exercée par le tout puissant Philip Carter III sur l’ambassadeur de France Jean-Marc Simon, suffit à illustrer le soi-disant effacement –, a pris l’initiative d’invalider les résultats du second tour des élections présidentielles ivoiriennes, bafouant ainsi la décision juridiquement sans appel du Conseil Constitutionnel. Philippe Rémond stigmatise à la fois l’hypocrisie de ces « nations comme les USA ou la France (…) tellement pointilleuses avec leurs lois, leur Constitution », qui « se permettent de tenir des propos, de faire des jugements qui bafouent, qui foulent aux pieds les lois et la Constitution

20 (http://www.youtube.com/watch?v=FAmMBPEgJNo)

21 Voir l’article de Théophile Kouamouo « Evénements de novembre 2004 : un nouveau livre éclabousse la Chiraquie », à propos de ces journées sanglantes, et du livre de Paul Moreira, ancien rédacteur en chef et présentateur de l’émission 90 minutes de Canal + Les Nouvelles Censures, dans les coulisses de la manipulation de l’information Éditions Robert Laffont, 2007 (http://kouamouo.afrikblog.com/archives/2007/04/04/4522252.html)

22 (http://www.youtube.com/watch?v=YsGEkpx2S0Y)

23 prise en avril 2011 (http://claudus.ivoire-blog.com/media/01/01/2041528137.jpg) 4 ivoirienne », et le cynisme avec lequel droite et gauche confondues, bien que « s’entre-déchirant, surtout en période électorale » s’entendent « quand il s’agit des anciennes colonies, (…) C’est-à-dire (…) pour bénéficier économiquement des relations avec les pays africains »…

Philippe Rémond s’étonne du « consensus contre Laurent Gbagbo », égratignant au passage François Hollande en se disant « très surpris » (…) de « propos comme : Laurent Gbagbo est quelqu’un d’infréquentable », avant de livrer son explication d’une telle unanimité : « contrairement à ses prédécesseurs, Laurent Gbagbo a dirigé ce pays comme une nation réellement indépendante et souveraine; c’est-à-dire qu’il prenait des décisions sans consulter à l’extérieur; sans consulter ni la France, ni l’ONU, ni le réseau Françafrique : (…) un crime … » (…) « Le résultat des élections ne leur (…) convenant pas, ils ont trouvé une pirouette pour donner d’autres résultats, avec notamment cette certification qui est venue a posteriori, mais cela ne respecte pas du tout la procédure et la légalité. » Or pour Philippe Rémond, comme pour Laurent Gbagbo lui-même, « La légalité est simple : le Conseil constitutionnel a donné son résultat; il est indiscutable.» Un bref rappel de l’affaire des fraudes électorales avérées24 en dépit desquelles Xavier Tibéri fut confirmé en 2000 à son poste de maire de Paris par le Conseil Constitutionnel français lui permet de démontrer l’hypocrisie sous-jacente à la violation par la France et la Communauté Internationale de la légalité ivoirienne25

. Élargissant ensuite le champ de son analyse, Philippe Rémond rappelle à propos des « grandes puissances » qu’elles « ont des intérêts économiques dans le monde entier – richesses agricoles, minières, pétrolières – » et se livrent à un « jeu d’échecs, chacun cherche à doubler l’autre, et tout le monde voulant se positionner. Connaissant les richesses de la Côte d’Ivoire, chacun cherche à y gagner quelque-chose, (…) et souhaite avoir un interlocuteur qui lui convienne… ». Suit une allusion à peine voilée à Alassane Ouattara – « Quelqu’un qui peut-être par le passé a montré qu’il faisait des grandes faveurs… » –, en introduction à un développement sur les privatisations opérées « dans les dernières années d’Houphouët » – à l’époque précisément où Ouattara était premier ministre – : « on a privatisé, et on a vendu, essentiellement à Bouygues, – c’est Bouygues qui a été le plus gros bénéficiaire là-dedans : Compagnie d’électricité, Compagnie des eaux, etc. les Télécom, etc. –, tout cela pour un franc symbolique ». Pourquoi alors s’en prendre à Laurent Gbagbo qui, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, n’a pas renationalisé ce que Ouattara avait privatisé, de même qu’« en France aussi, quand la gauche et venue au pouvoir, elle n’a pas renationalisé ce que Balladur avait dénationalisé.»? Reprenant avec son interlocuteur l’énumération des grandes sociétés privatisées entre 1990 et 1993, – Côte d’Ivoire Télécom, la CIE, la Sodeci, le Port autonome, chacune pour un « franc symbolique » –, Philippe Rémond finit par évoquer la raison pour laquelle, selon lui, et en dépit du maintien de tous ces privilèges, « la France », comme le suggère Claude Frank About, « a envie de remettre le couvert» : « le pétrole ! Un congressiste américain a dit : quand la Côte d’Ivoire produira son pétrole, l’Afrique de l’Ouest produira plus que l’Arabie saoudite, et l’équilibre mondial sera renversé »26 . Ce qui fait le malheur des pays qu’on dit en voie de développement, ce sont leurs richesses. J’ai bien dit : les pays « dits » en voie de développement, c’est-à-dire pays maintenus en sous-développement, parce qu’on ne veut pas qu’ils exploitent eux-mêmes leurs richesses; on veut les exploiter à leur place (…) : on les maintient dans une position d’infériorité; et leur malheur, c’est que ces richesses sont convoitées. Les USA, par exemple, ne veulent pas exploiter leur propre pétrole; ils veulent le conserver. Donc il y a eu la guerre en Irak, en Afghanistan, en Iran, etc., la guerre du Golf… On sait que la France n’a pas de pétrole; mais elle a des idées : elle a pris déjà le pétrole du Gabon, et elle vise celui de Côte d’Ivoire aussi. La guerre du Biafra, on savait que c’était lié au pétrole; la France y était aussi impliquée. En fait, tout revient à l’économie. (…) Quant à l’alliance de la France avec les États-Unis dans l’affaire ivoirienne, elle s’expliquerait, selon Philippe Rémond, en vertu du principe selon lequel « on fait alliance pour mieux manger l’autre, (…) et sachant très bien que les USA visent aussi le pétrole du golfe de Guinée.. », par un « deal » dont les termes nous échappent… 4) 6 janvier2011 : entretien à Fratmat.info La cause de l’abandon du franc CFA au profit d’une monnaie ivoirienne est, nous l’avons vu, l’une de celle pour lesquelles l’engagement de Philippe Rémond a toujours été le plus clair. Dans cet entretien27, ses propos se font encore plus incisifs : « Le Cfa est une moquerie. Dites-vous bien que cette monnaie, qui est frappée et imprimée à Chamalières, la ville du président Valérie Giscard d’Estaing, n’est pas reconnue en France. Ceux qui voyagent le savent très bien. Il est impossible de changer le Cfa dans une banque en France. Pour parler crûment, c’est une monnaie de singe ». Et d’ajouter : «à travers la monnaie, la France continue d’exercer une tutelle sur des pays auxquels elle a, soi-disant, donné l’indépendance».

En rappelant ensuite que dans les années 90, Félix Houphouët-Boigny avait promis de « battre monnaie » si le franc CFA était dévalué, Philippe Rémond soulève la question des zones d’ombre ayant entouré sa mort le 7 décembre 1993; à 24 Notamment lors des municipales de juin 1995, plainte ayant été déposée en 1997 par Lyne Cohen-Solal. 25 S’il avait pu savoir alors que moins de deux années plus tard, le même scénario, opposant cette fois deux factions rivales du grand parti dont l’ancien Président de la République a largement contribué à marquer le destin du sceau de la honte, se solderait par une « guerre » à l’ivoirienne, que seul le non-arrimage à un appareil d’État des deux protagonistes a empêché de dégénérer en un affrontement à l’arme lourde… 26 Pour illustrer l’actualité de cette analyse, l’époque, Alassane Ouattara était premier ministre et sa récente épouse Dominique Nouvian-Folloroux l’intime gestionnaire des biens du vieux Président, et le décès de cet « l’empêcheur de dévaluer » n’est intervenu qu’un mois avant la dévaluation mise en œuvre par l’ancien dirigeant Afrique du FMI28 : «Houphouët-Boigny avait dit, qu’il battrait monnaie si jamais le Cfa était dévalué. Mais bizarrement, la dévaluation est intervenue deux mois après sa mort. Tout ça pour dire que, pour sortir de la tutelle étrangère, il faut une monnaie ivoirienne ». Pour Philippe Rémond, les choses sont claires : en profitant de la mort de Houphouët-Boigny pour imposer une dévaluation qui sous le règne de ce dernier aurait abouti à la création de cette monnaie souveraine, Ouattara s’était déjà posé en fidèle garant de la tutelle françafricaine.

Philippe Rémond conclut cet entretien en opposant le système de la Françafrique aux politiques post-coloniales britannique et portugaise : « … Les anciennes colonies anglaises ont chacune, sa propre monnaie. Idem pour les anciennes colonies portugaises, pour ne citer que celles-là ; même les îles du Cap Vert, qui ont eu leur indépendance en 1973. Mais à part le Maghreb, les anciennes colonies françaises ont une monnaie assujettie à la monnaie française, et maintenant européenne. C’est une manière qu’a la France de conserver une mainmise sur l’économie de ses anciennes colonies » 5) lundi 17 janvier 2011 : interview parue dans le quotidien « le temps ».

Dans cette dernière interview29, accordée aux journalistes du « Temps », Philippe Rémond aborde la question des menaces dont il fait régulièrement l’objet depuis sa prestation dans l’émission télévisée « Raison d’État » : « C’est vrai que depuis mon passage à la télé, je suis la cible de gens qui n’ont pas aimé mes vérités sur l’attitude colonialiste de la France. Je trouve que ce n’est pas digne de se comporter comme ils le font. Chacun, dans un débat ouvert et aussi important que celui qui a lieu sur la situation en Côte d’Ivoire, est libre de ses opinions. Et force doit rester aux arguments. Ici, une remarque s’impose : si elles s’adossaient bien à un désaveu des critiques formulées par Philippe Rémond à l’encontre de « l’attitude colonialiste de la France », ces menaces ne pouvaient provenir au premier chef que de ressortissants français.

« Mais ce ne sont pas ces menaces qui vont me détourner de la vérité », poursuit-il, avant de dénoncer une fois de plus le déni de justice d’une crise artificiellement imposée aux Ivoiriens : « Je répète que la France, l’Onu et les autres Occidentaux se comportent de façon arbitraire en s’ingérant maladroitement dans les affaires ivoiriennes.

Laurent Gbagbo a été proclamé Président de la République de Côte d’Ivoire par le Conseil constitutionnel, conformément à la Constitution ivoirienne. Pour illustrer la fermeté de sa prise de position en faveur du Président Gbagbo, attitude qu’en citoyen de responsable, il sait juste et fondée, Philippe Rémond se déclare déterminé à poser l’acte que lui dictent ses convictions, nées de l’examen approfondi des informations dont il dispose : « j’ai pris la décision de solliciter SEM Laurent Gbagbo pour qu’il m’accorde par sa signature, et non pas celle d’un autre qui a perdu l’élection, la nationalité ivoirienne. Cela dit, je condamne l’attitude inacceptable de la France en Côte d’Ivoire. »

Revenant sur le paradoxe du comportement anticonstitutionnel de grandes nations impliquées dans la crise ivoirienne, Philippe Rémond s’insurge, dans le droit fil des propos tenus à « Raison d’État » : « Je suis scandalisé que des pays comme la France et les Usa, pour lesquels la Constitution est une loi sacro sainte, qui n’accepteront pas qu’on touche une virgule de celle-ci, se permettent de se livrer à des déclarations et des actes qui foulent aux pieds la Constitution ivoirienne. Alors qu’à partir du moment où les résultats de l’élection présidentielle ont été proclamés dans les conditions requises par le Conseil constitutionnel, personne n’a le droit de contester cette décision irrévocable. Et je dis que la France et les Usa se comportent comme des États voyous. Et pourtant, ces pays sont attachés à leurs lois… »

Sa critique du comportement Français se fait acerbe : « La France nous a enseigné de belles valeurs sur la démocratie, l’égalité des peuples, la souveraineté, les libertés. Mais on s’aperçoit que ces valeurs-là sont uniquement destinées à être appliquées en France. Et dès qu’on est ailleurs, on sème la zizanie en faisant n’ importe quoi, au mépris des lois des pays qu’on veut assujettir pour l’éternité. On ne respecte pas les autres Nations qui sont des ex-colonies. On les dit pays sous-développés ou en voie de développement. Mais moi, je dis que ce sont des pays maintenus en voie de sousdéveloppement… La France ne voit que ses intérêts. La condition humaine, l’égalité des peuples sont secondaires pour elle.»

Pour ce qui du volet humanitaire des interventions françaises, il n’est à ses yeux qu’un alibi au pillage de l’Afrique : « Même quand la France s’engage dans des actions humanitaires, c’est pour se donner bonne conscience… On sait que la France a pratiquement tous ses intérêts en Côte d’Ivoire. Sa stratégie est de piller les richesses de l’Afrique ou, à tout le moins, d’acheter à vil prix, les matières premières de l’Afrique pour les lui revendre, au prix fort. C’est un commerce inéquitable qui se fait sur le dos de l’Afrique. C’est une exploitation post-coloniale qui, à mon sens, n’a que trop duré. » Philippe Rémond ne s’explique pas l’acharnement de la France contre le Président Gbagbo, pourtant jusque là soucieux de préserver les intérêts des groupes français : « On sait que juste avant les élections, Total qui est un groupe pétrolier 28 dévaluation décidée le 11 janvier 1994 à Dakar, en présence du Directeur général du FMI Michel Camdessus et du ministre français de la coopération Michel Roussin. Voir (http://www.ufctogo.com/Mauvais-comptes-du-franc-CFA-463.html) et (http://membres.multimania.fr/jecmaus/Ecof.html).

29 Voir (http://shopping.abidjan.net/e/product.php?productid=5975). Interview reprise par abidjan.net (http://news.abidjan.net/h/387684.html). 6 français a eu de bonnes parts de marché dans des gisements au large de Grand- Bassam. Je ne comprends pas que la France en veuille autant à la Côte d’Ivoire qui continue de la traiter en pays ami. L’électricité et l’eau sont à Bouygues, le port est à Bolloré… » D’après lui, la France, à force d’obstination, hypothèque son propre avenir : « Ce qu’il faut craindre, c’est que la France vienne à perdre tout ce qu’elle a ici, si les choses allaient trop loin. (…) » –; elle doit se résoudre « à accepter le “partenariat gagnant-gagnant’’, dans le respect de chacun, que propose le Président Laurent Gbagbo. L’époque des relations du dominant à dominé est révolue. »

Quant au refus de ce partenariat équitable avec la Côte d’Ivoire : « C’est la logique de la Françafrique. C’est la culture de l’Élysée, depuis l’époque coloniale et post-coloniale où la classe politique française manipulait les chefs d’État africains. Pour des intérêts que le film sur la Françafrique a diffusés sur les médias français et que la télévision ivoirienne a largement présentés. La bauxite de la Guinée, l’uranium du Niger, payé à 1/10e des cours mondiaux par la France, le pétrole du Gabon, du Congo et aujourd’hui, de la Côte d’Ivoire, pour ne citer que ces ressources, sont au cœur d’une immense convoitise française. » Pour Philippe Rémond, l’exemple du Niger éclaire le contentieux de la France avec le Président Gbagbo : « Au Niger, on a vu que lorsque le moment de renégocier ce contrat est arrivé, une rébellion surgie de nulle part est arrivée pour renverser le régime. Mais quand la France, à travers le groupe Areva, a confirmé sa position par rapport à ce marché qui intéressait aussi la Chine et bien d’autres, cette rébellion s’est volatilisée. La France veut contrôler les chefs d’État africains. Or, Laurent Gbagbo ne rentre pas dans ce schéma d’assujettissement. Voilà ce qui gène la France, voilà le seul tort du Président Laurent Gbagbo. »

Conformément au souhait du Président Laurent Gbagbo, l’Onuci – et la force Licorne – doivent partir : «(…) l’Onuci (…) a affiché clairement sa partialité aux côtés de la rébellion. On a vu ce que le contingent sénégalais a fait à l’Hôtel du Golf en prêtant main forte aux rebelles. (…) En fait, l’Onu n’est qu’un système pour cautionner les positions de puissances occidentales en leur donnant du poids, par rapport à leurs intérêts, un outil au service des puissants contre les faibles. C’est de la comédie. La preuve, l’Onu n’a jamais résolu le moindre conflit dans le monde. Au contraire, elle ne fait que les envenimer, à dessein.

On doit par ailleurs savoir que lorsque la France avait ses colonies, elle avait plus de poids à l’Onu. Aujourd’hui, elle pèse de moins en moins. D’où son acharnement à continuer à parler en leur nom. » L’éventualité d’une option militaire contre le Président Laurent Gbagbo lui paraît une « folie, car déstabiliser la Côte d’Ivoire, c’est mettre la sous-région tout entière en péril. On connaît le poids économique de la Côte d’Ivoire dans la sous-région. Et la France risque de perdre gros, car c’est de l’Afrique qu’elle tire les ressources dont elle a besoin pour son développement. Par ailleurs, les sanctions économiques au niveau de l’Uemoa et de la Beceao dont on parle tant ne sont en fait que des menaces destinées à faire monter les enchères. Si la Côte d’Ivoire s’écroule, ce sont la France et la sous-région tout entière qui s’écrouleront aussi. »

Ses derniers mots, Philippe Rémond les consacre à l’une des questions qui lui tient le plus à cœur, celle de la monnaie, rappelant au passage que cette problématique concerne bien l’ensemble de l’Afrique de l’ouest : « Le Franc Cfa est un outil d’assujettissement et de chantage à l’encontre des pays de la Zone Franc. Houphouët-Boigny avait dit : “Si on dévalue la franc Cfa, je crée ma monnaie’’. On a lâchement dévalué le Cfa à sa mort. La Côte d’Ivoire a suffisamment de ressources pour battre sa propre monnaie. Ce ne sont pas les intelligences qui manquent à ce pays pour le faire. Elle peut signer les accords et trouver les partenaires qu’il faut pour assumer son propre destin. Se débarrasser du joug de la France, c’est d’abord se débarrasser des pesanteurs du Franc Cfa, qui, en fait, n’arrange que la France seule…»

B L’assassinat de Philippe Rémond dans la presse française

1) Présentation des faits

Nous avons évoqué dans l’introduction de cet article le « silence assourdissant » dont les médias ont entouré la nouvelle de l’assassinat de Philippe Rémond. Examinons maintenant le traitement de cette information par deux des sources qui ont daigné y faire allusion dès le 1er avril : « lci.tf1 » et « Le Point ».

Sous le titre évocateur « Un enseignant français tué à Yamoussoukro, crime sans doute crapuleux » la chaîne d’info « lci.tf1 » (assistée de l’agence « TF1 News ») nous livre les « précisions » suivantes30 : « Un enseignant français a été assassiné dans la nuit de jeudi à vendredi à Yamoussoukro, capitale politique de Côte d’Ivoire, lors d’un crime qui, selon les premiers éléments de l’enquête, serait crapuleux, a annoncé un responsable français. « Ce professeur a été assassiné par balles dans la nuit de jeudi à vendredi dans sa chambre d’hôtel », a indiqué un responsable. « Je confirme le meurtre d’un Français à Yamoussoukro.

Il s’agit d’un homme notoirement pro-Gbagbo mais les premiers éléments orientent vers un crime de droit commun », a déclaré un autre responsable sous couvert de l’anonymat. Aucune de ces sources n’a identifié l’enseignant en question »; avant de « contextualiser » – relativiser, ou noyer – l’information en ces termes : « Le ministère des Affaires étrangères a confirmé en fin d’après-midi le « décès par balles d’un compatriote ». « L’ambassade de France en Côte d’Ivoire travaille à en établir les circonstances », a-t-on précisé de même source. Un Français a également été blessé à Abidjan, a annoncé une autre source proche du dossier, sans pouvoir donner de détails sur son état. Une Suédoise, Zahra Abidi, 34 ans, a été atteinte jeudi soir par une balle alors qu’elle se trouvait à son domicile à Abidjan, selon les autorités 30 (http://lci.tf1.fr/monde/afrique/2011-04/un-enseignant-francais-tue-a-yamoussoukro-crime-sans-doute-crapuleux-6344886.html) 7 suédoises. Des militaires français ont tenté de la sauver mais en vain, selon un responsable français. » « Crime crapuleux », « droit commun », « selon les premiers éléments de l’enquête » : comme si, le lendemain du crime, on pouvait déjà disposer des « premiers éléments » d’une enquête qui, dix-neuf mois plus tard, n’a toujours pas commencé… Un « pro Gbagbo » « nonidentifié », l’une des trois victime du jour – deux morts, dont une suédoise et un français, plus un blessé, pour faire bonne mesure… – Et pour comble, l’un des « responsables » détenteurs du savoir sur l’affaire, couvrant sa déclaration du sceau protecteur de l’anonymat : mais pour conjurer quelle menace ? Par contre, le fait qu’un enseignant de Yamoussoukro réside dans un hôtel, quoi de plus banal ? Surtout lorsqu’il s’agit d’un militant connu de tous, et que tous savaient menacé – bien réellement – depuis quatre mois …

Le Point et l’AFP nous proposent leur brillante synthèse de l’affaire en ces termes31 : « Un professeur français a été tué par balle à Yamoussoukro, capitale politique de Côte d’Ivoire, sans que l’on sache si sa mort est liée aux combats dans le pays ou s’il s’agit d’un crime crapuleux, a-t-on appris vendredi auprès de deux responsables français. « Ce professeur a été assassiné dans la nuit de jeudi à vendredi dans sa chambre d’hôtel », a précisé l’une de ces sources. « On ne sait pas si c’est lié aux combats ou s’il s’agit d’une affaire crapuleuse», a-t-elle ajouté. « Il est possible qu’il s’agisse d’une balle perdue comme celle qui a tué une Suédoise travaillant pour l’ONU à Abidjan », a déclaré un autre responsable Aucune de ces deux sources n’a identifié ce professeur. Interrogé, le ministère français des Affaires étrangères a indiqué vérifier cette information. ». Deux nouveaux détails croustillants : la phrase « on ne sait pas si c’est lié aux combats », et l’hypothèse de la « balle perdue », s’agissant d’une zone où il n’y a jamais eu d’affrontements armés… 32

2) Premiers éléments de critique

A la lecture de ces deux extraits de presse, la priorité des grands médias apparaît être moins d’informer leurs lecteurs – et auditeurs – , que de les convaincre de la fiabilité, du sérieux, de la compétence et de la crédibilité des autorités en place : des « responsables français » s’expriment doctement et gravement, « sous couvert d’anonymat » – on ne plaisante pas avec la sécurité nationale – : Le ministère des Affaires étrangères « indique » (vérifier cette information); le MAE « confirme » (le décès par balles d’un compatriote). L’ambassade de France en Côte d’Ivoire « travaille » (à en établir les circonstances »). Que le bon peuple ainsi rassuré se rendorme sur ses deux oreilles : au plus haut niveau de l’État, des spécialistes indiquent, vérifient, confirment, travaillent, établissent, en un mot, veillent en à ce que rien de fâcheux ne vienne troubler son sommeil…

Une chose est certaine : quel que soit le nombre de quotidiens, d’hebdomadaires, de chaînes radiodiffusées ou télévisées, de sites internet qui, dans les premiers jours d’avril 2011, ont relayé la nouvelle du meurtre de ce ressortissant français de Côte d’Ivoire, tous sans exception ont cessé d’en parler dès qu’un nom et un visage ont pu être associés à la mystérieuse victime de Yamoussoukro. Comme si la levée de l’anonymat le concernant constituait à elle seule un écrasant et redoutable tabou. Il suffit, pour le vérifier, de lancer une recherche Google associant le nom Philippe Rémond aux termes « assassinat », « mort », « meurtre », « crime », « assassiné », « tué » : le résultat oscille entre quelques dizaines et quelques centaines de milliers de liens relevant tous de la mouvance africaine ou altermondialiste, aucun de ces liens ne renvoyant à l’univers des médias dominants réputés « sérieux ». ***

II l’affaire des disparus du Novotel
A Quatre victimes, dont deux
1) Trois inconnus

Des quatre personnes enlevées au Novotel d’Abidjan le lundi 4 avril, deux surtout ont retenu l’attention des médias hexagonaux : le directeur de l’hôtel, Stéphane Frantz di Rippel, et Yves Lambelin, président de la Socité SIFCA (Société Immobilière et Financière de la Côte Africaine), français l’un et l’autre. Du malaisien Chelliah Pandian – directeur général de Sania33, filiale de Sifca34 dans l’huile de palme – et du béninois Raoul Adeossi – assistant d’Yves Lambelin –, nous ne connaissons pratiquement que les noms35 , comme si les innombrables interrogations liées à ce quadruple enlèvement ne les concernaient que de très loin. Stéphane Frantz di Rippel avait pris ses fonctions de directeur au Novotel d’Abidjan moins de quatre mois auparavant, courant décembre 2010. Tout ce que nous savons de lui passe aujourd’hui par le canal obligé de la « légende » – au sens originel « ce qu’il faut lire » – élaborée, à partir des témoignages de ceux qui sont persuadés de lui devoir la vie, autour de la figure d’un homme réduit par les médias à son statut de héros du jour de sa propre mort.

31 (http://www.lepoint.fr/societe/cote-d-ivoire-un-professeur-francais-tue-dans-un-hotel-a-yamoussoukro-01-04-2011-1314254_23.php)

32 « nouvelles persaneries » du 24 avril 2011 (http://nouvelles-persaneries.blogspot.fr/2011/04/cote-divoire-lassassinat-de-philippe.html

33 (http://fr.wikipedia.org/wiki/Sania)

34 Société Immobilière et Financière de la Côte Africaine, groupe agro-industriel (http://fr.wikipedia.org/wiki/Sifca). 35 Hormis ce que nous apprenons de ce dernier dans un bref hommage paru le 9 juin 2011 sur le blog Connectionivoirienne (http://www.connection ivoirienne.net/cote-divoire-l%E2%80%99assistant-de-lambelin-a-un-nom-raoul-adeossi). 8 2) Yves Lambelin

Yves Lambelin, lui, était une personnalité estimée et appréciée de la vie économique ivoirienne. Naturalisé ivoirien dans les années 75, sous la présidence de Félix Houphouët-Boigny, connu pour ses positions favorables au Président Gbagbo, il s’était notamment illustré en décembre 2010, au début la crise électorale, en refusant de rallier à l’avis de ceux qui, comme Jean-Louis Billon – son successeur 36 à la direction de Sifca depuis le mois d’août précédent – prônaient l’incivisme fiscal à l’égard du gouvernement de Laurent Gbagbo, déclaré « illégal » par la « Communauté internationale ». A soixante-huit ans, Il avait alors repris à la tête du groupe les fonctions qu’il venait d’abandonner après trente ans de présidence. Quoi qu’il en soit, les éléments de biographie aujourd’hui connus de ces deux principales victimes de l’enlèvement du Novotel n’ont été médiatisés qu’à la suite et en raison de leur disparition. N’eût été ce drame et l’extraordinaire publicité qui lui fut donnée, de Stéphane Frantz di Rippel, il n’y aurait rien eu à dire37, son arrivée à Abidjan étant trop récente, et d’Yves Lambelin, ce qui aurait pu être dit – hormis son engagement en faveur de la poursuite du versement des impôts à l’administration Gbagbo – ne touchait qu’à la sphère économique, domaine réservé aux initiés en la matière.

B Les disparus du Novotel dans la presse française

1) De l’histoire à la légende

A la différence de Philippe Rémond, dont la presse a cessé de parler dès qu’il n’a plus été possible de taire l’identité de « l’inconnu de Yamoussoukro »38, les disparus Novotel ont d’emblée fait l’objet d’une présentation médiatique toute de transparence quant à leurs noms et qualités. Dès le 5 avril, pratiquement tout ce qu’il fallait savoir des circonstances du rapt était connu de la France entière, une France comme toujours appelée à se reposer sur la diligente compétence des services de la République : « Nous sommes mobilisés et notre ambassade met tout en œuvre pour retrouver les personnes enlevées »39. Dans les semaines qui ont suivi, tout s’est passé comme si l’on avait cherché à maintenir au chaud le plat qui serait resservi deux mois plus tard au public français : « Abidjan : «Aucune nouvelle» du directeur du Novotel » (Le Figaro du 22 avril40); « Rapts au Novotel d’Abidjan : les familles toujours dans l’angoisse » (RFI le 3mai41); « L’enquête sur les disparus du Novotel d’Abidjan progresse » (RFI le 22 mai42). Jusqu’au grand déballage des premiers jours du mois de juin 2011, où, à grand renfort de publicité, une version de l’affaire définitivement accablante pour le « clan Gbagbo », cuite à point et marquée du sceau de la crédibilité policière et judiciaire, pouvait enfin être proposée à la dégustation du bon peuple. Dès lors, l’échelonnement des « révélations » sur l’affaire semblent répondre aux impératifs d’un calendrier où le suspense le dispute à l’émotion, l’émotion à la colère, la colère à l’admiration, l’admiration au chagrin, le chagrin à la compassion, la compassion au recueillement, et le recueillement au triomphe du civisme43, comme en témoignent les extraits de presse qui suivent :

« Le directeur du Novotel d’Abidjan est mort en protégeant ses clients »(« Le Parisien » du 2 juin44) « L’enlèvement a connu une issue tragique. Le directeur du Novotel d’Abidjan, enlevé le 4 avril dans la capitale ivoirienne avec un autre Français, a 36 éphémère dans le contexte de la pré-crise électorale, confirmé suite à la mort de Lambelin; aujourd’hui ministre du commerce d’Alassane Ouattara. 37 Ce n’est qu’en fouillant dans les archives que nous découvrons à propos de Frantz di Rippel, par-delà l’image d’Épinal du héros chevaleresque, le portrait fort peu élogieux d’un serviteur zélé de la Françafrique, tel que nous le brosse la presse togolaise, une année avant son départ pour Abidjan (le 27 octobre 2009) : « Depuis qu’il a pris la direction de l’hôtel Mercure Sarakawa en février dernier, le nouveau directeur, M. Frantz Stéphane, semble être en mission commandée, celle de pousser les employés togolais hors de la boîte au mépris des lois qui régissent le travail au Togo. Pour bien réussir sa stratégie de nuisance, M. Frantz Stéphane pousse certains cadres à la démission et fait venir quatre expatriés qui n’ont pas de contrat de travail sur le sol Togolais. (…) Au départ, la direction avait fait circuler une information qui laisse la porte ouverte au départ volontaire à la retraite pour les employés qui le désirent. (…) Pour certains employés, travailler à l’hôtel Sarakawa est devenu un véritable calvaire depuis que le nouveau directeur Frantz Stéphane a par méchanceté fait venir M. Castell Stéphane et Mme Goussard Corinne dans l’intention manifeste de les pousser à bout et les contraindre à la rue. » (http://www.togoforum.com/Presse/temp/Chronique1027097.htm). Echos confirmés dans cette déclaration de Mr Bernard Houdin (http://www.youtube.com/watch?v=e44UTiUwCRQ&feature=related), à partir de 3′ 30″. 38 Aucune précision n’ayant même jamais été apportée sur le fait que derrière un obscur « enseignant » se cachait un professeur agrégé de la plus prestigieuse des hautes écoles ivoiriennes, l’IPHB.

39 « France2.fr », le 5 avril (http://info.france2.fr/monde/abidjan-enlevement-de-2-francais-68153981.html) 40 Interview de Yann Caillère, directeur des opérations du groupe hôtelier Accor, pour le Figaro le 22 avril. Question : « (…) est-on sûr qu’il s’agisse de militaires, voire des gardes républicains de l’ancien président Gbagbo ? » Réponse : « Personne ne peut encore l’affirmer. Mais les caméras de l’hôtel ont filmé la scène, car le site était sécurisé. L’un des ravisseurs, notamment, pourrait être identifiable ». Que d’hésitations, 18 jours après les faits ! Presque trois semaines sans parvenir à « faire parler » un enregistrement vidéo ! (http://www.lefigaro.fr/international/2011/04/22/01003- 20110422ARTFIG00522-abidjan-aucune-nouvelle-du-directeur-du-novotel.php) 41 (…) « C’est une famille glacée par l’angoisse, ballotée par les rumeurs, en quête de la moindre information. »(…) (http://www.rfi.fr/afrique/20110503- enlevements-novotel-abidjan-toujours-aucune-nouvelle-quatre-hommes) 42 (…) « En Côte d’Ivoire, les efforts pour retrouver les quatre hommes enlevés, dont deux Français, au Novotel d’Abidjan le 4 avril par des fidèles de Laurent Gbagbo semblent porter leurs fruits. L’enquête a connu une avancée importante ces derniers jours. Deux hommes ont été inculpés et les familles reprennent espoir.

(…) Deux juges d’instruction et des enquêteurs français sont arrivés en début de semaine à Abidjan et, selon le ministre ivoirien de la Justice, l’enquête avance très bien. Que ce soit à Paris ou à Abidjan, les autorités assurent que tout est fait et qu’aucun effort ne sera ménagé pour élucider cette affaire. » (http://www.rfi.fr/afrique/20110520-enquete-disparus-novotel-abidjan-progresse) 43 Cela dépasse malheureusement le cadre de cet article, mais Il serait à cet égard fort instructif d’examiner la concomittence des temps forts de l’actualité franco-ivorienne – ou Sarko-ouattarienne – avec les phases d' »éruption » médiatique de l’affaire qui nous occupe. été retrouvé mort. (…) Selon Europe 1, ce sont bien les deux Français enlevés qui ont été retrouvés assassinés.

Si le ministère français des Affaires étrangères se refusait jeudi encore à confirmer l’information, répétant juste que les «analyses d’identification sont en cours», le groupe hôtelier français Accor, propriétaire de la chaîne Novotel, a confirmé la terrible nouvelle (…) On en sait un peu plus ce vendredi quant aux circonstances de l’enlèvement. Les ravisseurs du directeur français du Novotel étaient «à la recherche de Blancs» selon Omar Ouahmane, journaliste à France Culture, qui résidait dans cet hôtel le 4 avril. (…) «Il aurait dit non, il n’y a pas de Blancs, il n’y a pas de journalistes dans cet hôtel. Incontestablement, il a voulu protéger ses clients», ajoute ce témoin. (…) D’après l’enquête menée par les autorités ivoiriennes et la police française, une dizaine d’hommes, dont certains vêtus d’uniformes militaires, ont fait irruption ce jour-là au Novotel. Le 30 avril, le ministre ivoirien de la Justice avait assuré que la piste principale impliquait des «miliciens et éléments de la garde républicaine» de l’ex-président Laurent Gbagbo. (…) A la mi-mai, des miliciens ayant participé au kidnapping avaient été arrêtés, avait indiqué Alassane Ouattara, précisant que les enquêteurs remontaient la filière. Le 21 mai, Nicolas Sarkozy avait promis que les auteurs de l’enlèvement seraient «punis sévèrement». (…) ».

« La mort de l’un des deux Français enlevés au Novotel d’Abidjan est confirmée » (« Le Monde » du samedi 4 juin 201145). (…) La mort de Stéphane Frantz di Rippel, le directeur du Novotel d’Abidjan enlevé le 4 avril avec trois autres étrangers par un commando armé, a été confirmée, jeudi 2 juin, par la juge française chargée de l’enquête ouverte le 22 avril pour «enlèvement, séquestration et vol» Les quatre hommes (…)ont disparu alors que la bataille d’Abidjan faisait rage entre les partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo, décidé à confisquer le pouvoir coûte que coûte, et ceux de son successeur, Alassane Ouattara. « Les caméras vidéo de surveillance installées à l’entrée de l’hôtel ont également permis d’identifier plusieurs membres du commando. Ces images ont conduit à l’arrestation d’un commissaire et d’un milicien pro-Gbagbo. En tout, cinq hommes seraient sous les verrous, dont un officier de la garde républicaine. Si la piste débouche directement sur des fidèles de Laurent Gbagbo, aucun détail n’a encore été fourni par les enquêteurs sur le sort qui a été réservé aux quatre hommes une fois arrivés au palais présidentiel. »

« Disparus d’Abidjan: Le corps d’Yves Lambelin identifié, pas l’autre corps » (AFP, le 10 juin 201146) « Le corps d’Yves Lambelin, entrepreneur enlevé début avril au Novotel d’Abidjan, a été identifié tandis que celui du directeur de l’hôtel, Stéphane Frantz di Rippel, ne l’a pas été, a déclaré vendredi l’avocat de la famille de M. di Rippel, Me Pierre-Olivier Sur. «Il n’y a pas de certitude scientifique sur la mort de Stéphane Frantz di Rippel mais un faisceau de témoignages concordants et d’indices qui l’établissent», a poursuivi l’avocat. «La juge a également expliqué les conditions de l’enquête et diffusé des images enregistrées par des caméras de l’hôtel» où l’on voit notamment le directeur du Novotel, a ajouté M. Pierre-Olivier Sur. L’avocat a expliqué que les otages «seraient morts avant 18H00» le jour de leur enlèvement ».

Selon les nouvelles autorités ivoiriennes, les otages auraient été amenés au palais présidentiel, alors tenu par les fidèles du président sortant Laurent Gbagbo, engagés dans des combats avec les partisans du chef de l’État Alassane Ouattara jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo le 11 avril. (…) Une information judiciaire a été ouverte le 22 avril par le parquet de Paris. (…) Mercredi soir, le ministère français des affaires étrangères avait indiqué que deux corps retrouvés, la veille, dans la lagune d’Abidjan étaient en cours d’identification. «Les ossements humains ont été récupérés» par les deux équipes d’enquêteurs ivoiriens et français en présence d’un médecin légiste, avait précisé le ministère ivoirien de l’intérieur. Interrogé par RFI, l’avocat de la famille du directeur du Novotel, Me Pierre-Olivier Sur, avait souligné que la découverte des deux corps était «bien évidemment» en rapport avec l’annonce de la mort de M. di Rippel.

La palme du pathos sur fond de reconstitution romanesque revient sans aucun doute au Journal du Dimanche du samedi 11 juin 201147) : « Stéphane Frantz di Rippel, le martyr d’Abidjan (…) 4 avril, zone du Plateau. Le quartier d’affaires d’Abidjan, où se situe le Novotel, est depuis plusieurs jours l’épicentre des combats entre les soldats de Laurent Gbagbo et les hommes d’Alassane Ouattara. (…) Une cinquantaine de pensionnaires séjournent au Novotel, dont une dizaine de journalistes. L’établissement vit en mode camp retranché : nourriture rationnée, eau coupée à certaines heures de la journée.

Selon sa compagne, Karine Perrelle, Stéphane aurait lancé des SOS à son supérieur du groupe Accor basé à Dakar. Des appels qui seraient restés sans suite. (…) Stéphane avait (…) expliqué aux journalistes qu’«il avait une caisse d’argent prête au cas où des hommes viendraient». Et ces hommes sont venus. (…) «Ils étaient plus d’une dizaine, raconte Ahmed, jardinier de l’hôtel. (…) ils ont demandé après le directeur ». Ils montent au septième, y trouvent Stéphane, le forcent à ouvrir toutes les chambres de l’étage. Dans l’une d’elles se trouvent l’homme d’affaires français Yves Lambelin et deux de ses collaborateurs, un Malaisien et un Béninois. Les hommes en armes lui demandent ensuite s’il loge des journalistes. Le patron du Novotel dit que non. Quelques minutes auparavant, il avait demandé aux reporters de ne pas bouger de leurs chambres. Stéphane, Yves Lambelin et ses deux collaborateurs sont finalement emmenés jusqu’au palais présidentiel, situé à 500 mètres. S’ensuit un calvaire que le travail sur place de la juge d’instruction française Patricia Simon –«une enquête remarquable», souligne Pierre-Olivier Sur, l’avocat de la famille de Stéphane – a permis de retracer. Dans le palais de Laurent Gbagbo, les enquêteurs retrouveront le stylo Montblanc de Stéphane. «Ils y ont été torturés, massacrés», explique Me Sur.

Leurs bourreaux les achèveront à la kalachnikov. Puis, la nuit venue, les corps seront embarqués dans une camionnette, mis dans des sacs de riz et jetés dans la lagune. Leurs squelettes n’ont été retrouvés qu’un mois plus tard. Comble du supplice pour la famille de Stéphane : les analyses n’ont toujours pas permis d’identifier son corps. Pour eux, impossible de faire le deuil. Ne reste que la colère.

«Il faut que justice soit faite», martèle ainsi Jacky, le père de Stéphane. (…) Quatre personnes, dont un commissaire de police et un colonel de la garde républicaine, ont déjà été arrêtées. «Il va sûrement y en avoir d’autres, estime le procureur de la République à Abidjan, Simplice Koffi Kouadio. Ces hommes n’ont pas dû agir pour leur propre compte. Ils ont dû recevoir des ordres». En cause notamment : le patron de la garde républicaine de l’époque, le général Bruno Dogbo Blé. Selon une source proche de l’enquête, ce familier de Laurent Gbagbo aurait intimé l’ordre de «faire disparaître les corps». «Que ceux qui ont tué s’en chargent», aurait-il précisé. L’avocat de la famille a demandé que la Légion d’honneur soit décernée à Stéphane à titre posthume. La démarche a de bonnes chances d’aboutir. L’Élysée confirme aussi que Nicolas Sarkozy recevra «prochainement» la famille de Stéphane. Pour honorer sa mémoire. Celle d’un homme ordinaire devenu un héros ».

Mais que dire des envolées dégoulinantes de bons sentiments horrifiés auxquelles se livre en toute impunité le chroniqueur Jean-Baptiste Placca48 sur le site de Rfi, ce même 11 juin 2011 : « Les tortionnaires du Palais ont souillé la République ! » Deux morts confirmées, sur les quatre personnes enlevées le 4 avril au Novotel du Plateau, à Abidjan, et dont onze de nos confrères, dans un hommage publié cette semaine 49, disent qu’ils leur ont sauvé la vie. Ils voulaient, nous dit-on, des journalistes, de préférence de la presse française.

N’ayant pu obtenir qu’on les leur livre, ils sont repartis avec quatre otages. Nous savons, depuis ce vendredi 10 juin, qu’en plus de Stéphane Franz di Rippel, directeur du Novotel d’Abidjan, les éléments de la garde de Laurent Gbagbo ont également torturé puis exécuté Yves Lambelin, président du Groupe Sifca. Et, peut-être aussi, le Béninois Raoul Adeossi et le Malaisien Chelliah Pandian, tous deux cadres de Sifca, enlevés en même temps que leur patron. Ces dix dernières années, les entrailles du palais présidentiel, au Plateau, étaient donc véritablement un camp de torture et d’exécutions. (…) Dans l’esprit de cette garde ivre de haine, tout représentant d’un média français ne pouvait être que l’instrument de Nicolas Sarkozy.

Suspecter d’une telle servilité tous les journalistes faisait partie de la propagande qui a consisté, durant toute cette période, à prêter aux autres ses propres mesquineries, pour mieux accréditer la thèse d’un colossal complot mondial contre la Côte d’Ivoire. On imagine Yves Lambelin, ingénieur rigoureux et exigeant, regardant ses bourreaux, droit dans les yeux, et leur expliquant en quoi ils étaient débiles d’espérer sauver le pouvoir de Laurent Gbagbo en s’en prenant à des journalistes ou à des chefs d’entreprise. Ils les ont quand même tués ! Et cela n’a pas suffi à sauver « leur » pouvoir. Yves Lambelin avait, certes, la peau blanche, mais il était plus africain que ceux qui l’ont fait assassiner. (…) Et des Blancs qui se dévouent ainsi à l’Afrique, nous en redemandons, car ils sont bien plus utiles à ce continent que les Noirs qui font sombrer leur pays dans le chaos, juste parce qu’ils veulent confisquer le pouvoir.

Et voilà notre République transformée en champ de foire où n’importe quel camelot peut donner libre cours à son lyrisme débridé, pour peu qu’au populisme de ses propos soit apposé l’estampille de la Raison d’État. A ce stade de la médiatisation de l’affaire, toutes les « révélations » macabres jetées en pâture par les autorités ivoiriennes à une presse française étonnamment candide sont répercutées comme parole d’évangile : « Les disparus du Novotel d’Abidjan achevés par un policier » (« Le Parisien » du 22 juin 201150) Les quatre personnes, dont deux Français, enlevées le 4 avril au Novotel d’Abidjan, pendant les événements de Côte d’Ivoire, ont été « achevées par un commissaire de police » dans le palais présidentiel alors tenu par les forces de l’ex-président Laurent Gbagbo. Plusieurs autres officiers ont été « arrêtés ». Ces révélations ont été faites hier soir par le ministre de la Justice du nouveau président Alassane Ouattara. Les quatre otages ont d’abord été « battus et torturés », selon le ministre, pour qui le palais était alors un «mouroir».

Les ossements découverts en début de mois, au-delà de l’enceinte, étaient « les leurs ». (…) Quant à l’annonce de l’inculpation, par la « justice » ivoirienne, du général Dogbo Blé – qui, malgré la torture, n’a jamais renoncé à clamer son innocence51 -, elle est relayée sans nuances, à seule fin d’accréditer la thèse de la sauvagerie du « régime Gbagbo » : « Français tués à Abidjan : un général arrêté » (Europe1.fr –avec AFP– 18 août 201152) « Un homme fort de l’armée ivoirienne sous l’ex-président Laurent Gbagbo, l’ancien chef de la Garde républicaine, a été inculpé et placé en détention préventive pour l’enlèvement de quatre étrangers à l’hôtel Novotel d’Abidjan53 début avril, a annoncé jeudi le parquet.

Seul le Nouvel Observateur, dans sa rubrique en ligne « tempsreel.nouvelobs.com » du 1er juillet 2011 54, semble se faire montre d’une ébauche de souci d’objectivité, en soulevant, bien prudemment il est vrai, et sous un angle soigneusement apolitique, la question des zones d’ombre de l’affaire : « Disparus d’Abidjan : que cherchaient vraiment les assassins ? » Le directeur de l’hôtel Novotel, torturé et tué avec trois hommes d’affaires par des partisans de Laurent Gbagbo, était-il la cible ? Agathe Logeart et Christophe Boltanski dévoilent une autre piste sur fond de racket et de financement occultes. Deux informations judiciaires ont été ouvertes, l’une à Abidjan, confiée à la juge Delphine Cissé, l’autre à Paris, où la juge Patricia Simon – qui s’est rendue en Côte d’Ivoire pendant près de trois semaines, de la mi-mai au début juin, avec une dizaine de policiers – a confirmé aux familles que les quatre otages sont morts le jour même de leur enlèvement après « un interrogatoire sévère ». (…) Pourquoi cet enlèvement, pourquoi ces « interrogatoires sévères » suivis d’une immédiate mise à mort ? Pourquoi a-t-on aussitôt fait disparaître les corps dans le plus grand secret ? Longtemps, on a pensé que le commando cherchait des journalistes et, de préférence, des Français, accusés alors de tous les maux. Mais les choses paraissent bien plus compliquées. Et si Stéphane Frantz di Rippel n’était que la victime collatérale d’un confit dans lequel il n’avait rien à faire ? […]

Autre rare fausse note dans ce concert quasi-unanime : le faisceau d’interrogations évoqué, dès le 2 juin précédent, sur le blog « lesgrandesoreilles.com » 55 : « « Stéphane a appelé la force Licorne plusieurs fois » (et pas seulement « son supérieur du groupe Accor basé à Dakar ») «… ils lui ont dit qu’il n’était pas prioritaire » « Si ces dires se confirment, le gouvernement français et le groupe Accor vont devoir donner des explications quant à leur manière de gérer la sécurité de leurs ressortissants et de leurs employés, ce ne sont pas les sociétés spécialisées qui manquent pour ponctuellement protéger les biens et les personnes dans des zones grises. » explique un « expert militaire privé » français. » Sous le caractère presque anodin de cette remarque d’expert, se dessinent déjà, comme nous allons le voir, les contours de quelques-unes des révélations contenues dans le livre du journaliste ivoirien Germain Séhoué « le Commandant invisible raconte la bataille d’Abidjan »56

Enfin, une fois passé le temps de leur inscription au martyrologe françafricain selon l’axe mythologique voulu par le pouvoir, vint celui des hommages rendus à ces victimes exemplaires et emblématiques. Voici une liste non exhaustive de leurs échos dans les médias, mêlant articles, comptes-rendus de commémorations et vidéos : – 9 juin sur le site « Slateafrique », hommage à Stéphane Frantz di Rippel57

– 10 juin dans « Libération », id.58 Hommage relayé dans le journal « La Croix » du 11 juin59 et sur « slateafrique »60

– 10 juin sur « Ivorian.net », compte-rendu (AFP) de l’hommage rendu par ses proches à Yves Lambelin61

– 13 juin sur « ivorian.net », hommage d’Abdoulaye W. Dukulé, Conseiller à La Présidence du Libéria à Yves Lambelin62

– Juin 2011, Hommage du groupe Sifca à Yves Lambelin (PDF)63

– 1 er juillet sur le site « le figaro.fr », compte-rendu de l’hommage rendu à Yves Lambelin dans le quartier Cocody d’Abidjan64 , relayé sur « europe1.fr »65, sur « Paris-Normandie.fr »66, sur « laprovence.com »67 et sur « L’est-éclair.fr68 , également diffusé en vidéo69

– 6 juillet à Paris, hommage du Père Denis Maugenest à Yves Lambelin, Stéphane Frantz di Rippel et leurs compagnons sur le site de Jean-Louis Billon70

– 10 mars 2012, compte-rendu dans « Ouest-France »76 et sur « France 3.fr »77 de la cérémonie à la mémoire de Stéphane Frantz di Rippel le jour-même à St-Malo, également diffusée en vidéo78

Comme le montrent éloquemment tous ces extraits de presse, jamais le professionnalisme d’un seul des journalistes concernés par la diffusion de telles « informations » n’a été réellement mis à contribution, ne serait-ce que par le refus de valider aveuglément chacune des déclarations des hommes de Ouattara – qu’ils appartiennent aux sphères du pouvoir, de la justice ou de la police dans une Côte d’Ivoire de toute évidence prise en otage avec son Président légitime au soir du 11 avril 2011, et remise sous tutelle française –. Et jamais ce professionnalisme n’a franchi le seuil de l’obséquieux acquiescement aux serments de bonne foi des hommes de Sarkozy sur le dossier ivoirien, dans une France elle aussi médiatiquement prise en otage…

2) L’épreuve du temps

Au mois de juin 2012, la publication par le journaliste Germain Séhoué d’un livre79 consacré au témoignage d’un acteur-clé de la bataille d’Abidjan, le « colonel » Sémefia Sékou alias « Sékouba », dit « Commandant invisible », Com’Théâtre du Commando invisible d’IB à Abobo, est venue donner corps aux soupçons qui, dès l’origine, pesaient sur la mise en scène communément admise de l’affaire.

Nous y apprenons comment, à l’aide de récepteurs ultra-sophistiqués fournis par la France à Ouattara et installés à l’Hôtel du golf, « ils arrivaient à espionner la Résidence du Président Gbagbo à Cocody et les communications sur un grand périmètre », comment « Tout ce qui se disait au téléphone dans tous les bâtiments, tous les appels, les messages, même sur internet, tout dans le rayon était intercepté, entendu, vu et surveillé »; comment Yves Lambelin, ayant découvert au Novotel « d’inquiétantes informations relatives au complot » tramé par Ouattara contre la légalité ivoirienne – informations détenues par Frantz di Rippel –, a appelé la Résidence pour mettre en garde le Président Gbagbo; comment ses conversations ont été interceptées, et la source localisée; comment des « photos des personnes concernées par cette affaire au Novotel » ont été distribuées aux « aux éléments qui devaient aller les prendre afin qu’elles soient formellement identifiées ». Comment, après consultation de « René Kerry, responsable Sécurité du Groupe Accor », et une fois obtenu « l’accord de plusieurs personnes au niveau des « grands » »

, «ils ont donné l’ordre à Koné Zakaria d’envoyer ses hommes à l’hôtel »; comment, «lorsqu’ils ont pu mettre la main sur eux à l’hôtel, ils les ont envoyés dans un endroit à Adjamé »; comment « Lambelin torturé, a craqué et déclaré qu’il a transféré copie des documents auxquels il a eu accès à l’un de ses meilleurs amis, Professeur à l’Institut national polytechnique Houphouët-Boigny (INP-HB) de Yamoussoukro »; comment enfin, « Lambelin a été abattu » Nous y apprenons en outre que « La force Licorne (…) a traîné à aller chercher ses ressortissants, parce qu’elle les savait pro-Gbagbo et il fallait laisser le temps aux amis de régler leurs comptes, leur statut de Français ne valant plus rien dès lors qu’ils défendaient Laurent Gbagbo (…). »; qu’en somme, d’après Sékouba « (…) trois personnes détenaient des preuves, des falsifications et complots (…) contre Gbagbo; c’est ce qui a provoqué la mort de deux d’entre elles, dont Yves Lambelin qui avait pris connaissance de ces preuves par la maladresse de Stéphane, gérant de l’hôtel Novotel. Yves Lambelin et Chelliah81 voulaient le faire savoir à Gbagbo via Tagro82 . (…) Leurs appels (…) ont été interceptés(…). Les ordres ont été

« le commandant invisible raconte la bataille d’Abidjan », op. cité. Editions « l’Harmattan », juin 2012. « tout cela s’est passé avec la collaboration des grands chefs du Groupe Accor dont Novotel fait partie, ainsi qu’avec la bénédiction de l’ambassade de France et des forces impartiales » Chelliah Pandian, directeur général de Sania, filiale de Sifca dans l’huile de palme. Premier « grand » assassiné du putsch : est-ce un hasard ? 13 donnés de prendre Yves Lambelin, Chelliah et ce Stéphane qui avait causé tout cela. Et que tous ces documents qu’ils détenaient soient détruits, ainsi que tous leurs supports de communication et ordinateurs. C’est ce qui a été accompli. » Dès la parution de ce témoignage – quinze mois après les faits –, ce qui n’était au départ qu’une rumeur, fondée sur ce que tout citoyen honnêtement informé savait déjà de la crise ivoirienne et de sa genèse en 2002, et renforcée par les incohérences, obscurités et invraisemblances du scénario vendu à l’opinion pour expliquer cette sanglante affaire d’enlèvement et d’assassinat, s’est muée en certitude : non seulement les bourreaux des disparus du Novotel ne sont pas ceux que l’on a dit, mais ils se cachent dans les rangs de ceux-là mêmes qui aujourd’hui usent et abusent d’un pouvoir dont ils ne pouvaient alors justifier l’usurpation qu’en imputant au camp adverse l’horreur de leurs propres crimes. En réalité, Les quatre victimes se sont trouvées prise au centre des cercles concentriques de deux barbaries : celle des putschistes de l’hôtel de Golf, intéressés à troquer leurs treillis ensanglantés contre les complets respectables des démocrates de l’ère Gbagbo, et celle de la France de Nicolas Sarkozy, en quête d’un alibi, d’une justification victimaire au déchaînement de sa frénésie contre l’ordre constitutionnel ivoirien. De témoins gênants dont l’élimination s’imposait, ils ont été promus au rang de brosses à reluire de leurs propres assassins.

Dans cette optique, peu importe de savoir qui, en dernier ressort, a commandité le quadruple crime : les commanditaires objectifs n’en sont aujourd’hui que trop connus. Le premier siège encore à la Présidence ivoirienne, le second, déchu, doit se contenter d’un strapontin au Sénat français. Mais une question demeure : comment la presse et les médias ont-ils pu si vite et si facilement, d’un commun accord et avec une telle constance, jouer le jeu de l’asservissement aux intérêts de ces barbaries gigognes ? ***

III Le crime et son révélateur

Alors que rien jusque-là n’en avait filtré – même si tout le laissait prévoir –, les mystères de l’assassinat de Philippe Rémond et de celui des disparus du Novotel se rejoignent. Nous le savions déjà : la confrontation du silence dont les médias ont enveloppé la mort du premier avec le retentissement qu’ils ont donné à celle des seconds suffisait à nous éclairer sur l’enjeu commun aux deux affaires. Priver le peuple français de tout accès à quelque information que ce soit sur le niveau d’engagement de l’un des meilleurs de ses fils en faveur du Président Gbagbo et sur les conditions de son assassinat; l’assourdir du faux bruit de l’implication directe de ce même Président Gbagbo dans l’enlèvement et la mort de deux autres d’entre eux : dans l’un et l’autre cas, Il ne s’agissait que de rendre inéluctable l’adhésion de l’opinion hexagonale aux menées de l’équipe Sarkozy en Côte d’Ivoire.

Or, Comme nous l’apprend le « Commandant invisible », Philippe Rémond était « l’un des meilleurs amis » d’Yves Lambelin83 , lui-même très proche de son collaborateur Chelliah Pandian; leur point commun : tous trois étaient de fervents partisans du Président Gbagbo. Tous trois faisaient donc objectivement obstacle aux projets de la Françafrique version UMP. Pour le Malaisien, passe encore… Mais pour des ressortissants français dont la visibilité s’imposait à tous les regards sur leurs terrains respectifs – celui du savoir et celui de l’économie84 –, le risque était réel, de les voir jouer un rôle de premier plan dans l’organisation d’une contre-propagande efficace, jusques y compris parmi les rangs de leurs compatriotes. Et voilà qu’à cette faute originelle, l’un des deux Français en cause a ajouté le péché capital d’en savoir beaucoup trop, après s’être introduit à ses risques et périls dans les coulisses du putsch françafricain en cours d’exécution… Comment éviter de le faire taire ? En ce qui concerne Philippe Rémond, aucun prétexte supplémentaire n’avait été nécessaire pour que soit prise, quatre jours auparavant, la décision de l’éliminer85, lui, l’empêcheur local de mentir, tromper et piller en rond… N’incarnait-il pas à lui seul la redoutable perspective de la promotion sur le sol ivoirien, par un citoyen français non seulement exemplaire, entreprenant et courageux, mais aussi apprécié et aimé des Ivoiriens, de la résistance à la France du profit, de l’exploitation et du mensonge ? 86 Quoi qu’il en soit de leurs dissemblances apparentes, les deux crimes se rattachent au même faisceau de motivations : couper la parole à deux contestataires de la Raison d’État; tout faire pour que jamais ne remontent à la surface les dessous 83 Par quelle magie, de ce « détail » d’une importance primordiale, n’a-t-il jamais rien filtré dans nos médias ? 84 Souvenons-nous de l’impact qu’avait eu, sur l’économie ivoirienne, sa décision de refuser, en décembre 2010, le boycott fiscal préconisé par Jean-Louis Billon.

85 Avant même qu’Yves Lamblin – d’après le « commandant invisible » –, n’ait avoué sous la torture lui avoir fait parvenir les documents en sa possession. Ce qui renforce l’hypothèse selon laquelle ce dernier a bien été assassiné pour les mêmes raisons que Philippe Rémond : parce qu’il constituait, comme lui, une menace pour l’avenir du régime collaborationniste de Ouattara. 86 Depuis les événements de novembre 2004, qui avaient déjà coûté la vie à plus de quatre-vingt personnes, la situation n’avait fait qu’empirer; Ne nous voilons pas la face : c’est bien l’opposition inconditionnelle de ce courageux compatriote à la politique injuste et mafieuse de la France qui lui a coûté la vie. Dans le contexte du printemps 2011, sa voix impossible à couvrir, la pertinence de ses arguments, le réalisme de son combat pour l’élimination de la tutelle hexagonale, joints à l’estime dans laquelle le tenaient beaucoup d’Ivoiriens jusqu’au plus haut niveau de l’État, en faisait quelqu’un d’autant plus nuisible à l’hystérie Sarkozienne qu’il l’avait déjà été à la pondération Chiraquienne. 14 inavouables de l’intrigue mafioso-barbouzarde alors sur le point d’aboutir; envoyer aux plus lucides des ressortissants français de Côte d’Ivoire le signal fort d’une menace à peine voilée, tout en signifiant aux autres l’approbation sécurisante de leur adhésion au couple Ouattara-Françafrique87; donner enfin au peuple de France toutes les raisons d’applaudir sans réserve une vertueuse opération de secours à la démocratie en péril, Licorne oblige… Comme on a pu le constater au fil de ces pages, tout dans ces deux affaires relève de la communication : à chacun des stades du déploiement de leur exposition des faits, tous les organes de la presse nationale – en dépit de leur diversité, et à de très rares exceptions près –, se sont trouvés là, comme par hasard, au garde-à-vous, fidèles relais du mutisme le plus opaque et du tapage le plus tonitruant, des omissions les plus étouffantes et des mensonges les plus grossiers 88. Les médias français ont « traité » à leur manière le cas Philippe Rémond/Frantz di Rippel : en imposant au silence de la mort du premier le silence de la non-reconnaissance et de l’oubli, quitte à couvrir ce qu’il pourrait rester de parole à ce double silence, du vacarme de la célébration martyrielle de l’autre. Le bruit des disparus du Novotel est à l’échelle du silence de Philippe Rémond : les deux affaires sont donc intrinsèquement liées sur le plan médiatique, avant même de l’être sur le plan politique89 , puisque ce sont les médias qui, en la matière, arbitrent toujours sans partage les affaires de bruit et de silence.

Alors certes, la question se pose : que penser d’un pouvoir qui, méprisant ceux de ses citoyens dont l’idéal et les engagements correspondent le plus clairement aux valeurs fondatrices de la République, choisit d’honorer ceux dont il n’y a rien à dire, et dont la mort, grâce à la confusion qui régnait au moment de leur disparition, ne pourra offrir aucune résistance à son instrumentalisation arbitraire au gré des intérêts à court terme de la Raison d’État ? Mais surtout, que dire de médias sans le concours desquels ce pouvoir n’aurait eu aucune chance de parvenir à ses fins malsaines; de médias qui n’en finissent pas de prêter spontanément leur concours, tant à l’ordonnancement des grandes manœuvres dissimulatrices qu’à la mise en scène des grands-messes compassionnelles tour à tour désirées par les Maîtres, en fonction des exigences de l’heure – exigences aujourd’hui, crise oblige, presque toujours mercantiles – ? Ces médias courroie de transmission de plus en plus docile du moindre des souhaits venus d’en haut… Messieurs les journalistes, peut-être auriez-vous pu laisser une chance de s’exprimer à cette voix du cœur et de la raison qui nous dit qu’en faisant le choix de demander au Président Gbagbo, et à lui seul, l’honneur de devenir citoyen ivoirien, Philippe Rémond avait simplement choisi les chemins de la légalité, de la paix, de la justice et de la vérité contre ceux du viol, de la guerre, du crime, et du mensonge. Et ce, d’autant que les circonstances – vous devriez être les premiers à le savoir ! – n’ont cessé, depuis, de lui donner raison.

Mais comme le relevait « Uzbek » dès le 24 avril 2011 sur son blog « nouvelles persaneries »90 : »L’avantage avec les médias français est qu’ils sont tellement aux ordres qu’on n’a même pas besoin de leur en donner! » Nous terminerons avec l’énoncé d’un paradoxe, et le rappel d’une injonction. Le paradoxe, le voici : ce sont les médias eux-mêmes qui, par leurs carences, nous mettent le plus sûrement sur la piste des vraies affaires d’État; ils en viennent, par excès de zèle, à trahir les intrigues dont ils avaient mission de garantir le secret, et à mettre à terme en danger ceux dont ils étaient chargés de couvrir les méfaits.

C’est précisément grâce à la « surnaturelle » dissymétrie des couvertures respectives de la mort de Philippe Rémond et des disparus du Novotel que nous avons su, avant d’en avoir confirmation, que les deux affaires n’en faisaient qu’une, et que derrière le masque des accusateurs se dissimulaient les vrais coupables. Alors, que ces médiamensonges 91 continuent, au pire, à nous « enfumer »: nous savons désormais interpréter leurs signaux, et décrypter ce qu’ils nous révèlent en s’employant à nous le cacher. L’injonction, pour finir. Formulée à propos du seul Philippe Rémond92 , nous la reprenons ici en l’élargissant aux quatre autres victimes de ce double crime : Comment, sauf à déchoir, les autorités françaises dirigées par le Président François Hollande, pourraient-elles encore se dérober aux exigences d’une enquête impartiale sur les circonstances de l’assassinat de nos compatriotes et de leurs compagnons, et éluder ad aeternam la délicate question d’éventuelles complicités, au plus haut niveau de l’État, dans la planification et l’exécution de ces meurtres perpétrés, nous le savons aujourd’hui, par les tueurs de Ouattara ?

Eliahou Abel, décembre 2012

Une correspondance de Shlomit Abel 30 mars 2016

Pourquoi évoquer ici le nom du prédécesseur de François Hollande, à l’heure où semble s’imposer de moins en moins timidement la règle étatique de la continuité dans l’abjection ? Le même jugement pourrait s’appliquer non seulement au traitement de la crise ivoirienne dans son ensemble, mais également à celui des crise lybienne hier, syrienne et malienne aujourd’hui…

En effet, ces assassinats auraient-ils été perpétrés, si l’État français et ses valets ivoiriens avaient su ne pouvoir en tirer aucun parti pour leurs propagandes respectives ?

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