Sous le président Henri Konan Bédié, Yodé et Siro avaient chanté “Tu sais qui je suis ?” , une chanson qui parlait d’un Ivoirien “devenu Ghanéen vers la fin” et qui semblait voler au secours de Dramane Ouattara accusé par Bédié d’avoir fraudé la nationalité ivoirienne. Un autre titre de l’album “Victoire” dénonçait la confiscation du pouvoir par une seule ethnie [les Baoulés]en ces termes : “Korhogo sera jamais jolie, parce que Sénoufo n’est pas président. Dabou sera jamais jolie, parce que Adjoukrou n’est pas président. Katiola sera jamais jolie, parce que Tagbanan n’est pas président. Daloa sera jamais jolie, parce que Bété n’est pas président. Man sera jamais jolie, parce que c’est pas Guéré qui est président.”
En 2007, le titre “Le peuple te regarde” de l’album “Sign’Zo” ne caressait pas Laurent Gbagbo dans le sens du poil puisqu’il disait : “Le peuple t’a choisi, toi à ton tour, avant de choisir qui que ce soit, il faut faire attention. Si tu as choisi voleur, nous on va t’appeler voleur. Tu seras le comptable de ton choix. Quand y a trop de barrages, trop de rafles, bavures policières, arrestations arbitraires, on dit c’est Président. Alors, fais attention aux hommes que tu choisis. On passe les concours, on attend résultat, résultat attend notre argent. On a souffert dans la guerre, sur la route de la paix on vient nous tuer, nous empoisonner avec des déchets toxiques. Si on ne trouve pas les coupables, on dira que c’est toi.”
Dans la même chanson, le duo musical ivoirien questionnait les Refondateurs sur “les immeubles, châteaux et stations [qui]poussent comme les Marguerite [alors que]le peuple souffre”.
13 ans après la sortie de l’album “Sign’Zo”, les deux zougloumen critiquent Ouattara en déclarant ceci : “Président, ton peuple a faim, on dit quoi ? Les gens sont emprisonnés et tu dis qu’il n’y a personne en prison…Ce que tu n’as pas voulu hier, tu ne le fais pas aujourd’hui parce que les mêmes causes produisent les mêmes effets. On dit qu’il n’y a pas l’argent au pays et tu dis que l’argent travaille. Mais l’argent, ça travaille pour qui ? … Plus de 60 ethnies dans notre pays, tu vas du rez-de-chaussée jusqu’au dernier étage, du gardien au directeur, ce sont les Bakayoko ou bien les Coulibaly seulement qui mangent… Le pays est endetté. Payez vos crédits avant de partir. On ne se réconcilie pas en mettant les gens en prison. Le pays a besoin de tous ses enfants pour la vraie réconciliation. Pourquoi tant de souffrance avec 2% de chômeurs et bientôt une croissance à deux chiffres ? Faisons attention à un peuple qui ne parle plus parce que, quand ça va chauffer, il n’y aura plus de clôture pour sauter car maman bulldozer a tout cases.”
D’où vient que la chanson “Président, on dit quoi ?” choque certains militants du RDR au point que ces derniers demandent ouvertement des poursuites judiciaires contre Yodé et Siro qui auraient diffamé Monsieur Ouattara, alors que “Tu sais qui je suis ?” et “Le peuple te regarde” faisaient leur joie et les faisaient danser pendant les meetings de campagne de leur parti ?
La chanson, “Président, on dit quoi?”, honni soit qui mal y pense ! Pourquoi ? Parce que ses auteurs n’ont fait que rappeler des choses que tout le monde sait en Côte d’Ivoire, parce que c’est oublier que Yodé et Siro se considèrent eux-mêmes comme des artistes engagés, c’est-à-dire comme des gens “qui, prenant conscience de [leur]appartenance à la société et au monde de [leur]temps, renoncent à une position de simple spectateur et mettent [leur]art au service d’une cause”. Certains comme Théophile Gautier sont partisans de l’art pour l’art. Picasso, Sartre, Césaire et d’autres estiment, au contraire, que l’artiste, l’écrivain ou l’intellectuel doit prendre position sur telle ou telle question, position qui comporte des risques et dont il doit assumer les conséquences. Pour eux, prétendre à la neutralité est une dangereuse illusion car le fait même de ne pas choisir constitue déjà un choix. Ils font surtout valoir que l’engagement est “une obligation morale pour toute personne consciente de sa position au sein de la société, de son rôle et surtout de ses devoirs vis-à-vis de celle-ci”. Un de ces devoirs consiste à interpeller les décideurs ou ceux qui détiennent le pouvoir de faire ceci ou cela. En peignant Guernica, Pablo Picasso voulait attirer l’attention du monde entier sur les conséquences de la guerre civile espagnole. Toute sa conception de l’art se trouve dans la déclaration suivante : “Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi.”
L’enrôlement de certains ressortissants de la CEDEAO par le RDR, la distribution des cartes nationales d’identité à des gens qui n’y ont pas droit, les illégales nominations faites au Conseil constitutionnel il y a quelques jours, le refus de réformer la Commmission électorale, le peu de centres d’enrôlement ouverts pour les Ivoiriens de l’étranger, tout cela annonce la tricherie du RDR, le 31 octobre 2020. Si un artiste engagé ne s’élève pas contre cette tricherie qui se prépare, son silence et sa passivité seront interprétés comme une complicité avec un régime qui veut utiliser le faux et la violence pour se maintenir au pouvoir.
Étant donné qu’une nouvelle guerre civile affectera tout le monde, Yodé et Siro ne devraient pas être les seuls à mettre en garde les apprentis-sorciers. Lorsque les Ivoiriens de la diaspora appellent l’opposition, la société civile, les chefs religieux et traditionnels à défendre le peuple au lieu de subir les caprices et décisions de Ouattara, certains compatriotes vivant sur place répondent qu’il est facile de critiquer quand on est à l’étranger et que Ouattara est si puissant qu’on ne peut rien faire contre son régime. Mais Yodé et Siro ne sont-ils pas dans le pays ? Ont-ils été menacés ou inquiétés après avoir dit ce qu’ils pensent de ce régime tribaliste, criminel et voleur ? Bien que sachant qu’ils s’exposaient à la persécution, à la prison, voire à la mort, ils ont osé parler vrai, haut et fort parce que se taire indéfiniment devant l’injustice, l’humiliation et la dictature aurait fait d’eux des hommes indignes et lâches.
Plutôt que de nous laisser paralyser par la peur, nous devrions suivre l’exemple de Yodé et Siro qui ont dit leurs “gbê” à tous les régimes, ce qui les distingue d’Alpha Blondy et de Tiken Jah Fakoly qui n’ont jamais levé le petit doigt devant les crimes de leur “frère” Ouattara. Ce n’est plus le moment de trouver des arguments bidon ou des prétextes de toutes sortes pour ne pas agir. Yodé et Siro ont fait leur part en dévoilant au monde l’incompétence, les incohérences et l’échec du régime Ouattara. Aux autres Ivoiriens de jouer leur partition s’ils veulent récupérer leur pays que certains frères de la sous-région regardent à tort comme un no man’s land.
Jean-Claude Djereke