Il ne faut pas avoir l’impression qu’il existe une justice à deux vitesses.
Charles Konan Banny, ancien premier ministre ivoirien, est candidat à la présidentielle d’octobre, contre l’avis de son parti, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire, qui soutiendra Alassane Ouattara pour un deuxième mandat. Entre 2011 et 2014, il a présidé la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR), chargée de faire la lumière sur les violences post-électorales de 2011. Il répond au Monde lors d’un déplacement à Paris.
Plusieurs anciens commandants de zone – les Com’zone – qui ont soutenu l’accession au pouvoir de l’actuel président Alassane Ouattara, en 2011, viennent d’être inculpés par la justice ivoirienne pour des faits remontant à cette époque. Est-ce la fin de cette « justice de vainqueur » que dénonce l’opposition ivoirienne ?
J’ai présidé la Commission pour le dialogue, la vérité et la réconciliation en Côte d’Ivoire [de septembre 2011 à décembre 2014]guidé par un certain nombre de principes à prendre en compte lorsque l’on traite d’une crise longue avec des épisodes bien marqués dès 2002, lorsqu’il y a eu la quasi-partition du pays. 2002 a été terrible, les acteurs de cette époque sont toujours là. il y a eu beaucoup de dégâts, de souffrance et aucun jugement de quelque que nature que ce soit. On n’a pas essayé de réconcilier les gens, on est seulement allé de réunion en réunion politiques dans le but de trouver des accords politiques, sans jamais prendre en considération l’aspect humain. Tout cela s’est terminé par l’accord de Ouagadougou (2007) puis les élections de 2010, qui se sont terminées par la guerre. C’est bien que le problème n’a pas été réglé.
Dans une guerre, il n’y a pas de bonnes balles. Je n’approuve pas la distinction entre pro-Gbagbo [l’ancien président ivoirien de 2010 à 2011] et pro-Ouattara. Donc, quand nous avons commencé cette opération de réconciliation sous les auspices du chef de l’État, je pensais que lui-même y croyait. Nous avions dit : ni vengeance ni impunité mais justice, vérité et équité.
Car depuis 2011, on a assisté à des inculpations. La justice internationale s’occupe de l’ex-président Gbagbo à La Haye. Son épouse est en prison en Côte d’Ivoire. Des officiers étiquetés comme appartenant à son camp ont été arrêtés, jugés et condamnés. Alors certains ont parlé de « justice de vainqueurs ». C’est une façon de dire que la justice est inéquitable. Peut-être que ces arrestations [des Com’Zone]signifient-elles que l’on change de direction. C’est en tout cas ce que les Ivoiriens souhaitent.
Quel est l’impact politique de ces inculpations ?
Si ces affaires judiciaires vont jusqu’au bout, cela rassurera les Ivoiriens sur le fait qu’il y a une vraie justice en Côte d’Ivoire. Cela apaisera les esprits, participera à la construction de la démocratie et apprendra à certains qu’on ne peut agir impunément. Que la violence n’est pas un moyen politique, que le dialogue est la meilleure arme.
J’ai toujours souhaité que pour les prochaines élections, les Ivoiriens demandent aux candidats : « Qu’as-tu fait pendant chacune de ces crises ? » Et, à l’inverse : « qu’as-tu fait pour la réconciliation ? »
Ces inculpations portent-elles un risque de déstabilisation ?
C’est ce que l’on dit. Est-ce normal qu’il y ait des seigneurs de guerre ? L’absence de démocratie fait naître ces seigneurs de guerre. D’où tirent-ils leur puissance ? Certains d’entre eux sont puissants économiquement et politiquement influents, en connexion avec certains acteurs politiques. Les Ivoiriens ont peur de ça. Des armes circulent. Le désarmement n’est pas achevé.
La justice ivoirienne est-elle suffisamment forte pour s’attaquer à eux ?
J’attends d’avoir la preuve que la justice ivoirienne peut mener ces procès à bien. Par exemple, la condamnation prononcée contre Simone Gbagbo [vingt ans de prison, prononcée le 10 mars]est deux fois plus lourde que les réquisitions du procureur. Il faut croire que quelqu’un a jugé que la peine était insuffisante. Ce n’est pas rassurant. Il ne faut pas avoir l’impression qu’il existe une justice à deux vitesses.
Une fois ces Com’Zones inculpés, faut-il remonter dans la chaîne de commandement ?
Personne ne doit être épargné s’il a commis un délit. Personne.
Remonter jusqu’où ? Jusqu’à l’actuel président du Parlement, Guillaume Soro, l’ancien secrétaire général des rebelles des Forces nouvelles ?
Je ne citerai pas de nom. Laissons faire la justice.
Avez-vous le sentiment d’avoir accompli votre mission à la tête de la commission de réconciliation ?
J’ai le sentiment du devoir accompli, mais d’une mission inachevée, parce que la réconciliation n’est pas un phénomène bureaucratique. Ça implique l’engagement de tous, en particulier des hommes politiques et plus particulièrement du chef de l’Etat, puisqu’au bout du compte, il faut prendre les décisions qui apaisent, dans la vérité et le pardon. Tant que ces mesures n’auront pas été prises, on ne pourra pas dire que la mission est accomplie.
Quel genre de mesures ?
J’ai terminé mon rapport, sur une série de recommandations pour le long terme. Mais dans l’immédiat, sans attendre, il y a un certain nombre de mesures dites d’opportunité politique pour que les Ivoiriens se regardent en toute confiance. Par exemple, prendre l’initiative d’une grande conférence nationale, et présenter à la nation le rapport de la Commission de réconciliation. Et après, il peut décider, par exemple, sans que cela soit une prime à l’impunité, d’envisager une amnistie graduelle ou générale. Après avoir reconnu que nous avons tous été un peu, ou beaucoup, responsables. Pas forcément coupables.
Si les victimes obtiennent une réparation morale, pas uniquement financière, alors on pourra prendre un nouveau départ. Mais qui mieux que le chef de l’Etat peut le faire ?
Pourquoi le rapport n’a-t-il pas été publié ?
C’est la question que tout le monde se pose. Même le Conseil de sécurité de l’ONU demande sa publication.
Est-il trop dérangeant ?
Nous avons fait des audiences publiques pour rechercher la catharsis, pour montrer jusqu’où nous sommes allés trop loin dans la bêtise humaine. L’argument est de dire qu’il ne faut pas remuer le couteau dans la plaie. Mais c’est précisément ce qu’il faut éviter : cautériser la plaie sans la soigner en profondeur ni la guérir.
Un soldat de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire à Abidjan, en 2012, dans un lieu où sont gardées des armes saisies pendant la crise post-électorale.
Durant votre travail à la Commission, avez-vous trouvé un pays divisé ?
Non. Les gens ont souffert, ils nous l’ont fait savoir, mais je n’ai pas trouvé de rancœur entre les communautés. Il y a des problèmes fonciers, des problèmes d’occupation de terres. La question foncière est permanente, lancinante. Si on ne la prend pas à bras-le-corps, il y aura de nouveaux problèmes.
Il y a eu récemment des violences vers la frontière malienne, craignez-vous un débordement chez vous des violences qui touchent ce pays ?
Il n’y a aucune raison pour que la Côte d’Ivoire soit épargnée par ces menaces. Nous avons des frontières communes avec le Mali, le Burkina Faso… Il ne faut pas être naïfs, les menaces sont réelles. Nous savons que la Côte d’Ivoire peut servir de bases arrière pour ces mouvements. Heureusement, nous n’avons pas de problème d’extrémisme religieux. L’islam, pour le moment, est tolérant.
Est-ce davantage une menace importée ?
Il y a quelques Ivoiriens qui ont rejoint ces mouvements. C’est l’une des raisons pour lesquelles il faut lutter contre la pauvreté. il faut aussi résoudre les problèmes résilients de la rébellion, tels que la réinsertion des ex-combattants (ivoiriens). Certains qui ont pris les armes à l’époque sont des proies faciles.
Y a-t-il une porosité entre l’ex-rébellion et les extrémistes religieux ?
Ce n’est pas une question de religion. Ces gens sont manipulés. Il suffit de leur proposer un peu d’argent. Ce sont des mouvements de désespérés. La pauvreté de la société produit de plus en plus de violence.
Est-ce l’échec de la présidence d’Alassane Ouattara ?
C’est à Alassane de défendre son bilan. Il a fait des efforts sur les infrastructures, c’est visible. Mais nous sommes seulement en période de rebond d’activité. Après, comment les populations le ressentent ? Mon problème est que je veux que les Ivoiriens se sentent à nouveau bien chez eux. Que le débat d’idées soit permis, que le droit à la différence soit garanti. Or, ils se sentent en surveillance permanente.
Alassane Ouattara, lors d’une cérémonie d’indemnisation des victimes, le 5 août à Abidjan.
Vous décrivez une dérive autoritaire du régime…
C’est pour ça que j’ai rompu avec Alassane Ouattara. Depuis que je me suis porté candidat, trois de mes collaborateurs ont été, ipso facto, emprisonnés pendant trois mois pour des raisons fantaisistes. Il y a des menaces frontales, directes adressées à « Charles Konan Banny » comme s’il avait commis un crime en se portant candidat.
Je regrette fortement que celui qui est à la tête de l’État avec lequel je pensais partager un certain nombre de valeurs, vire du côté « sécurocrate ». C’est : « Si vous n’êtes pas avec moi, non seulement vous êtes contre mon parti, mais vous êtes contre l’État ». Je ne m’attendais pas du tout à ça de sa part. Il faut créer une société de confiance.
Propos recueillis par Christophe Châtelot