Koerpersprache. «Cela fait 11 ans que je suis en Espagne et depuis 11 ans c’est pareil. Il vaut mieux rire de ces attardés…»

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J’aime bien ce mot composé des commentateurs sportifs allemands. Je le préfère, je ne sais pourquoi, à la formulation que nous employons au théâtre, en français : expression corporelle. Généralement, il s’applique aux athlètes sur le terrain pour exprimer découragement ou effort, tension ou aisance, fatigue ou vigueur, déception ou joie, concentration ou dispersion…Mais, il peut s’appliquer aussi aux supporters qui manifestent les mêmes états d’âme. Ainsi, un échange est-il possible entre acteurs sur le terrain et spectateurs dans les tribunes. Mais, au fond, ce n’est pas pour ces sentiments, sensations, émotions échangés que je recours à ce mot dans cet article. C’est au sujet de ce qui s’est passé entre le défenseur brésilien du FC Barcelone Dani Alves et un supporteur raciste lors d’un match du Championnat d’Espagne, le dimanche 27 avril dernier : le supporter a simplement lancé une banane au joueur « de couleur » ; celui-ci l’a saisie, épluchée et mangée, tout bonnement, avant de tirer un corner. «Cela fait 11 ans que je suis en Espagne et depuis 11 ans c’est pareil. Il vaut mieux rire de ces attardés, a-t-il expliqué après le match remporté à Villarreal (3-2). On ne va pas réussir à changer ça, donc il faut prendre les choses en riant et se moquer d’eux». Bien sûr que la haine de l’autre à cause de la couleur de sa peau, de ses origines, toute la lourde charge de haine dont un représentant de l’espèce humaine était capable, c’est-à-dire tout l’irrationnel humainement envisageable était dans le geste du supporter raciste qui croyait ainsi pouvoir écraser et«  manger le nègre, ou le singe ». Mais, c’est finalement le singe qui, grâce à l’humour, a mangé le raciste.
Moi, je me retrouve parfaitement en terrain connu. Eh, ne croyez pas du tout que je veuille me plaindre, ou simplement parler d’expériences malheureuses vécues par moi-même, ma famille ou par des Noirs en Europe. Ne pensez surtout pas que je cherche à régler leurs comptes à quelques attardés, comme les appelle Alves.

Mais c’est bien de personnages créés par moi-même dans mon théâtre, en particulier dans On joue la comédie que je parle. Presque la même scène : mais là, c’est un gardien de prison de l’apartheid qui se plante bien devant la cellule de son prisonnier nommé Chaka, du nom de celui que l’on évoque dans l’histoire de l’Afrique glorieuse, pour manger banane sur banane, ostensiblement aux fins de l’irriter. En quelque sorte, le « manger moralement ». Il y a plusieurs formes de cannibalisme ! Loin de se laisser dévorer, engloutir, c’est Chaka qui, au contraire, va tenter de « bouffer son geôlier », comme l’a fait Dani Alves, d’abord par son insolence : «  Hé gardien. Tu n’es pas gentil. Tu ne peux même pas inviter ton prisonnier depuis le temps que t’es en train de bouffer ces bananes ? ». Puis, par son rire de plus en plus sonore, augmentant donc de volume, à mesure que le geôlier lui assène, lui aussi, de plus en plus exaspéré, s’époumonant, gonflant d’air sa vocifération : «  Interdit de rire ! Interdit de rire ! Interdit de rire !

Le Gardien ( après avoir en vain tenté de se boucher les oreilles) : Ah !Je ne peux donc pas avoir la paix avec ce singe ! »[1

La banane du singe comme signe du langage corporel ! On en écrirait des pages et des pages, depuis le « nègre Banania » qu’ont cru avoir déchiré sur le monde les Senghor et les Césaire, grâce au mouvement de la Négritude, ou même avant, jusqu’à ce jour, non seulement sur la manière dont il est parlé dans les stades espagnols, italiens, allemands, français, russes…Non seulement sur la manière dont on s’en est servi pour saluer poliment et gentiment, il n’y a pas longtemps, au cours d’une manifestation une ministre française de la justice[2]. Mais aussi, comment on l’emploie tout aussi poliment et gentiment, quotidiennement dans la rue, les restaurants, les bus, les trains, les écoles, les bureaux, et autres lieux de travail et, bien sûr, les prisons, pour parler à des centaines,  des milliers de singes, grands et petits. Non seulement le jet de la banane, mais aussi la mimique, la grimace, les roulements d’yeux, les pincements de nez pour dire ce que l’on veut dire, sans compter les coups volontaires portés aux singes, mortels ou soi-disant bénins, accompagnés ou non de mots, de ricanements, raclements de gorge, caquètements de singes et parfois, barrissements de rhinocéros comme dans la pièce de Ionesco, qui se veulent ironiques, humoristiques.

Et cela durera peut-être jusqu’au jour (viendra-t-il jamais?) où sur la planète entière, l’espèce humaine comprendra, comme le clament les Latino-américains, que « somos todos macacos » (nous sommes tous des singes). Tous des singes ou tous des humains, c’est à choisir! Sacrilège, n’est-ce pas ?  Et c’est d’une véritable Banamania dans les milieux sportifs que parle Le Monde Blogs : « Mieux que le « foodporn », le « manger de banane contre le racisme ». Deux jours après la dégustation publique de banane par le footballeur barcelonais Dani Alves, des actes similaires se sont multipliés sur les réseaux sociaux ». Il existe donc heureusement de par le monde des gens, et non des moindres, comme la Présidente du Brésil Dilma Rousseff qui soutiennent les singes.

Alors, vous vous demandez où sont les autres chefs d’État, et les éminents politiciens, en particulier ceux des pays dont sont originaires les femmes et les hommes à qui on parle le langage de la banane , des pays qui ont fourni au monde des vedettes du football qui ont noms Adébayor, Drogba, E’Too…? Et le rugbyman togolais, Komi Michel Evoda, âgé de 28 ans, abattu, non pas sur le terrain par un vulgaire attardé au moyen d’un jet de banane, mais à domicile, par un fonctionnaire de police d’un État civilisé comme la République Fédérale d’Allemagne, de deux balles réelles dans le crâne, le 12 décembre 2013, intervenant dans une dispute entre l’homme et sa femme allemande? Le corps de Michel Evoda a été purement et simplement incinéré, sans autre forme de procès. Eh, bien, nos responsables politiques ont simplement trop peur d’être bouffés eux-mêmes, si jamais ils osaient. Vous savez combien ils sont fragiles.
Et pourquoi sont-ils donc si fragiles? Telle est la question.

Sénouvo Agbota ZINSOU

[1] Saz On joue la comédie, Acte V, éditions. RFI, 1975, Haho 1984
[2] Taubira, la banane et les dérives du politiquement incorrect

LE MONDE DES LIVRES | 31.10.2013 à 10h46 • Mis à jour le 01.11.2013

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