Le mois de juin togolais a vu coup sur coup, à un jour d’intervalle, paraître deux articles relatifs aux rapports entre des ethnies du Togo.
L’article paru le 17 juin dans LynxTogo Info, intitulé Vers une liquidation programmée des cadres de Bassar des postes de décision au Togo est signé de Diwaar Kpandja. Il dénonce l’épuration progressive des cadres bassar de l’Administration Faure Gnassingbé, une épuration qui aurait pour conséquence le chômage de plus en plus accentué des jeunes diplômés bassar. La mise à l’écart des cadres bassar ferait perdre à ces jeunes gens le soutien qui aurait pu leur permettre de réussir à un concours ou d’accéder à un emploi.
L’autre article, paru un jour avant, le 16 juin, dans La Dépêche est intitulé, lui, Togo : Difficile cohabitation entre les Kabyè et les Kotokoli. Il est signé de Kao Victoire qui rapporte un conflit foncier qui oppose des voisins kotokoli et kabiyè. C’est l’occasion que saisit l’auteur pour développer la thèse d’une haine que nourriraient les Kotokoli contre leurs frères Kabiyè.
La complainte de Diwaar Kpandja est, à tout point de vue, inquiétante. L’auteur plaint le sort des jeunes diplômés bassar parce que la « liquidation » dont il parle leur aurait fait perdre les « bras longs » grâce auxquels ils arrivaient à s’insérer dans le monde du travail. Du temps où ces cadres étaient aux affaires, est-on sûr que tous les jeunes Bassar en quête de concours ou d’emploi ont pu être casés ? Ils sont nombreux les jeunes Bassar qui n’ont pas trouvé grâce aux yeux de ces grands frères. Ils sont également nombreux les jeunes togolais autres que bassar, y compris les Kabiyè, à ne pas pouvoir compter sur un cadre de la haute Administration publique. Tout ce monde compterait-il pour du beurre aux yeux du journaliste de LynxTogo Info ?
L’article sous-entend qu’au fond aucun jeune Togolais n’est en mesure de gagner une place au soleil de son pays s’il n’a pas quelqu’un en haut lieu pour lui saisir la main. Monsieur le journaliste aurait dû dénoncer cette situation injuste et intolérable plutôt que de se recroqueviller sur une ethnie. A l’heure qu’il est, il a dû déjà « rectifié son tir » suite au rappel aux Affaires, à la faveur des mouvements en milieu hospitalier, de l’un des cadres qu’il rangeait parmi les « liquidés ».
Kao Victoire de La Dépêche, quant à elle, avait à couvrir un événement survenu à Awandjalo suite à un litige foncier opposant des Kabiyè et des Kotokoli qui se disaient propriétaires des mêmes terrains. Le Ministre de l’Administration territoriale et des Collectivités locales intervient dans le règlement du litige et ordonne la mise en sursis de la spéculation.
Préjugeant que le sursis de l’Autorité supérieure n’annonce rien de bon pour la partie kabiyè, la journaliste de La Dépêche, en termes voilés, prend le parti des spéculateurs et entreprend un cours d’initiation à la connaissance de la vraie nature des Kotokoli à l’intention du Ministre. Pour l’amadouer afin de le rendre réceptif, elle le gratifier du titre de « polyglotte maniant toutes les langues du pays ». Au fond c’est une flagornerie qui cache un reproche. Un Kabiyè qui parle le kotokoli sans accent cache quelque part une sympathie pour l’ethnie. Ce qui pourrait expliquer qu’il ait refusé le feu vert aux spéculateurs kabiyè. Alors elle s’est donné pour tâcche d’enseigner à M. Bodjona ce qu’un bon cadre kabiyè doit savoir sur les Kotokoli.
Première leçon : les Kotokoli sont aigri et jaloux des Kabiyè. Ils le sont devenus depuis qu’un Kabiyè a pris le Pouvoir politique au Togo, depuis que les Kabiyè qu’ils traitaient en inférieurs ont acquis plus de cadres qu’eux. La journaliste de La Dépêche ignore probablement certains pans de l’histoire de son pays. Les Kotokoli, du moins leurs deux states de base que sont les Gurunsi (Koli, Nowo, etc.) et les Mola, vivaient, comme les Kabiyè, dans les montagnes à l’abri des chasseurs d’esclaves venus du sud. Entre la fin du 17e et le début du 18e siècle ils ont pris la courageuse décision d’affronter ces chasseurs d’esclaves afin de sécuriser les plaines arables au sud du mont Alédjo et celles de l’est du mont Fazao. Pour y parvenir ils ont uni leurs forces et se sont organisés en royaume. La nouvelle organisation socio-politique leur a permis de conquérir les plaines de Na, de Kasséna, de Sotouboua. Ce n’est que dans leur progression vers les vallées de l’Anié qu’ils n’ont été stoppés par les Anyangan, lambeaux d’un peuple Gondja défait et dispersé par les rois ashanti et en fuite vers l’est. Le premier et le plus grand des royaumes kotokoli, le royaume de Tchaoudjo, était ainsi né et avait la force d’une société organisée en Etat et ouverte sur l’extérieur. Les frères kabiyè qui sont restés dans la montagne ont continué de perpétuer une civilisation de paleo-nigritiques, celle d’une société segmentaire et fermée aux influences extérieures. Les complexes de supériorité des uns et d’infériorité des autres sont nés de cette différence d’organisation sociale et d’évolution des mœurs. Il n’est jamais venu à l’idée des Kotokoli d’exercer une quelconque suzeraineté sur leurs frères Kabiyè. C’est dans un rapport de respect mutuel que les Kabiyè venaient parfois prêter main forte dans les champs kotokoli et ils en repartaient rétribués comme convenu. Avec l’avènement d’un Kabiyè au Pouvoir l’orgueil des Kotokoli a certes été chatouillé, mais c’est la partie kabiyè qui a trouvé là l’occasion d’une revanche à laquelle elle ne s’attendait pas. On peut même se demander si, au lieu de se limiter à tirer la langue au Kotokoli orgueilleux, cette revanche ne s’est pas transformée de minière injustifiée, en une entreprise d’infériorisation systématique des Kotokoli. Alors après cela qui peut s’étonner que les Kabiyè aient plus de cadres que les Kotokoli ?
Deuxième leçon : Entre Kabiyè et Kotokoli ce n’est pas de la plaisanterie ; c’est une haine féroce qui les oppose, à preuve, selon elle, les sobriquets désobligeants par lesquels les Kabiyè et les Kotokoli se désignent. En effet il est de notoriété publique que les Kabiyè voient dans les Kotokoli des njɔndinaa c’est-à-dire des « paresseux bavards » tandis que les Kotokoli taxent les Kabiyè de « mangeurs de chiens ». Et alors, madame Kao Victoire ? Est-ce que ce type de sobriquets n’existe qu’entre Kabiyè et Kotokoli ? Parcourrez le Togo et observez ce qui se dit entre les autres ethnies. Parcourrez l’Afrique et dites-nous dans quel coin de la savane ou de la forêt vous avez trouvé des qualificatifs plus heureux entre ethnies. En Côte d’Ivoire par exemple tout le monde sait que « Agni est soulard » que « Wobé mange » (est cannibale), que « Bété est palabreur », etc. Les humoristes ont même mis cela en musique. Ce sont des expressions de plaisanterie. Cela ne devrait être une source de tribalisme ni ailleurs ni entre les Kotokoli et les Kabiyè. Seuls les hommes politiques en difficulté ou les avocats sans arguments instrumentalisent ces moqueries.
Au Togo, s’il y a une haute Autorité de la presse, qu’elle mette le holà à ces dérives identitaires qui empoisonnent le contenu des journaux et l’opinion publique. S’il existe un Parlement qu’il légifère sur le tribalisme et le régionalisme. S’il existe une justice qu’elle sanctionne tout propos ou tout acte tribaliste ou régionaliste. Cela vaudra mieux pour tous et nous permettra d’éviter une guerre politico-tribale telle que celle qui vient d’embraser la Côte d’Ivoire, et dont les effets se font voir à Lomé avec le camp de réfugiés ivoiriens.
Dr Zakary Tchagbala
Université de Cocody Abidjan