« La situation qui se dessine aujourd’hui …est le fruit de compromissions, de lâcheté, de refus de servir la vérité, du manque d’un véritable amour pour la patrie, de divisions tribales acceptées, subies ou encouragées, de silences complices et coupables dont nous sommes tous, citoyens togolais, chacun pour sa part et à la place qui est la sienne portons une part plus ou moins consciente de responsabilité. »
Lynx.info : Pr Gogué, la prestation de serment de Faure va t-elle affaiblir le FRAC ?Pour les partis politiques constitués en Front Républicain pour l’Alternance et le Changement (FRAC), sa prestation de serment est un non évènement. Comme les observateurs l’ont remarqué, ce 3 mai beaucoup de Togolaises et de Togolais ont continué à vaquer tranquillement à leurs occupations quotidiennes comme si rien ne se passait. Le fait que cela ait suscité peu d’intérêt de l’extérieur prouve à suffisance que c’est un épiphénomène aussi bien pour les Togolais que pour nos voisins de l’Afrique de l’Ouest. Le FRAC va continuer ses manifestations et vous verrez bien si la population est ou non découragée par la prestation de serment de Faure et si le FRAC est affaibli.
Lynx.info : Les marches ont baissé d’intensité . Comment vous l’expliquez ?
Je ne suis pas si convaincu que les marches aient baissé d’intensité. En dépit de la pluie, il y avait foule à la marche du 24 avril. Le 1er mai était la fête de travail ; et vous savez que les Togolais aiment prendre part aux manifestations organisées par les syndicats le 1er mai. Ils n’ont pas dérogé à la règle cette année. Et pourtant, le 1er mai, les manifestations de la fête de travail du 1er mai n’ont pas empêché une foule également importante de gens à prendre part à notre marche de contestation hebdomadaire. Or vous savez très bien que parmi ceux qui marchent il y a beaucoup de travailleurs ; à moins que vous supposiez qu’il n’y a que des chômeurs qui prennent part aux marches organisées par le FRAC, puisque le pays compte un taux très élevé de chômage. Soyez rassuré : des travailleurs prennent aussi part à nos marches.
Lynx.info : Beaucoup de togolais voient en Olympio celui qui a affaibli le FRAC. Quelle opinion faites-vous sur l’homme et sur Jean Pierre Fabre?
Il est certain que les divisions internes qui prévalent à l’UFC déstabilisent ce parti, fragilisent le FRAC et n’est pas une bonne chose pour toute l’opposition. C’est pour cette raison que l’ADDI de son côté, s’emploie à convaincre nos amis de l’UFC à retrouver leur unité pour une meilleure mobilisation de l’opposition en vue de réaliser notre objectif commun qui est celui du changement de régime.
Je n’ai pas les aptitudes pour juger l’un ou l’autre ! Ce qui est important à retenir, c’est que Gilchrist Olympio tout comme Jean Pierre Fabre sont résolument convaincus de l’impérative nécessité de nous débarrasser du régime en place. Maintenant, il faut travailler à ce qu’ils fédèrent leurs atouts et mettent leur intelligence au service de la population togolaise plutôt que dans des stratégies qui, en fin de compte ne servent qu’à déstabiliser l’UFC, le FRAC et voire l’opposition.
S’il faut reconnaître que le fait que Gilchrist Olympio n’ait pas apporté un soutien clair au FRAC dès le début ne soit pas une bonne chose ; mais il faut aussi noter que sa vision du FRAC a évolué positivement. Se serait politiquement incorrect de la part de Gilchrist et également de la part des cadres et militants de ce parti de penser que l’UFC est le seul parti de l’opposition. Que l’UFC soit le plus grand parti de l’opposition, cela ne fait aucun doute et personne ne le conteste. Mais elle doit savoir que les 900 000 voix obtenues par ce parti aux législatives de 2007 ne sont pas nécessairement celles de ses militants et sympathisants. Des partis politiques, comme l’ADDI, qui n’avaient pas des candidats dans la très grande majorité des circonscriptions électorales ont invité la population à voter pour les candidats de l’UFC. Il est donc important que le premier responsable, les cadres et les militants de l’UFC reconnaissent l’existence et l’utilité des autres partis d’opposition.
C’est en cela que dans son discours à la séance d’ouverture du congrès statutaire de l’UFC de 2008, le Président de l’ADDI avait fait savoir aux participants qu’un pont construit à 95% est inutilisable si les 5% restant ne sont pas construits. Si l’UFC a 95% des « forces » pour « libérer » le Togo, cette libération ne sera une réalité que si elle arrive à avoir auprès des autres forces de l’opposition les 5% de forces qui restent. En fait c’est l’adage selon lequel : « on a toujours besoin d’un plus petit que soi. »
Lynx.info : A quoi peut ressembler un gouvernement sans le FRAC ?
Il faut le demander au Premier Ministre Gilbert Houngbo, qui vient d’être reconfirmé dans ses fonctions ! Il est certain que les caciques du RPT feront partie du gouvernement. Il est également probable que nous verrons l’entrée de ministres issus de partis dont les leaders ont été candidats aux élections présidentielles de 2010. Ils étaient supposés s’opposer au candidat du RPT. Seraient-ils nommés en guise de récompense pour services rendus ? Je ne peux le dire. Mais s’ils étaient des candidats sérieux, ils devraient au moins discuter avec le régime en place des conditions de mise en œuvre d’une partie du programme de gouvernement qu’ils avaient proposé aux électeurs au cours de leur campagne électorale. Si non, la population comprendra très bien qu’ils étaient des candidats « fantoches » puisqu’un gouvernement composé et mis en place de cette manière n’aura pour mission que de mettre en œuvre le programme de gouvernement du candidat du RPT.
Lynx.info : Les retombées pour le peuple togolais….
Nous aurions souhaité que les togolais connaissent une amélioration de leurs conditions de vie. Cependant, un gouvernement composé de cette manière ne garantit pas la réalisation des changements attendus par la population. Cela voudra dire plus de corruption, plus de népotisme, plus de politisation de l’administration publique et surtout plus de paupérisation de la population.
Pourquoi en sommes nous arrivé là ?
A un moment donné de l’histoire du pays, des amis et moi avions recherché un Togolais qui jouirait d’une notoriété certaine auprès de ses compatriotes. Cet homme rare aurait eu pour mission de parler aux leaders politiques de l’opposition afin de leur demander de laisser de côté leur égo, de faire preuve d’un peu d’humilité pour s’unir derrière l’un d’eux. Après plusieurs tours d’horizon, nous n’avons pas pu en trouver !
En ma mémoire, il n’y a pas d’exemple dans l’histoire contemporaine où une société ait réussi à se sortir des crises aussi profondes que celle que le Togo traverse sans un tel homme, « providentiel ». Dans la situation que nous vivons, nous avons besoin d’homme de référence. L’Inde l’a eu avec Gandhi. L’Afrique du Sud l’a eu avec Nelson Mandela. Au début des années 90, le roi de la Thaïlande réussissait à faire l’unanimité de ses sujets. Ce personnage de référence n’est pas un homme parfait : d’ailleurs en dehors de Dieu, un homme peut-il être parfait ?
Lorsque l’on ne peut trouver un homme seul, on peut penser à des institutions supposées neutres. Les Togolais sont des pratiquants religieux. L’Eglise catholique est une des institutions respectées du pays.
L’Eglise catholique qui aurait donc pu être un acteur important dans la résolution de la crise s’enferme dans un mutisme qui surprend certainement beaucoup de catholiques ! Les Evêques de l’Eglise ne croient-ils plus à ce qu’ils avaient dit dans leur Lettre épiscopale de 1991 : « Nous fustigeons l’esprit de vanité et de jouissance, cette pente trop facile qui emporte toujours l’homme à jouir, à s’abaisser, à se dégrader, à ramper, à mentir, à tromper, à voler, à tuer pour jouir et pour atteindre la source de toutes les jouissances, l’argent. » Ou attendent-ils de nous servir comme en 1990 après 23 ans de mutisme : « La situation qui se dessine aujourd’hui …est le fruit de compromissions, de lâcheté, de refus de servir la vérité, du manque d’un véritable amour pour la patrie, de divisions tribales acceptées, subies ou encouragées, de silences complices et coupables dont nous sommes tous, citoyens togolais, chacun pour sa part et à la place qui est la sienne portons une part plus ou moins consciente de responsabilité. » ? Ils avaient bien vu les conséquences désastreuses de ce comportement sur la société togolaise. Vont-ils laisser la même expérience se produire ?
Nous nous posons également des questions sur le rôle de l’élite intellectuelle et des universitaires notamment eux qui sont supposés faire partie du temple du savoir ! C’est pour cette raison qu’ils doivent à leurs concitoyens et à l’humanité analyse empreinte d’une honnêteté intellectuelle certaine. Ils devraient adopter et affirmer une position claire et ferme par rapport à la situation que nous vivons. Mais à l’instar des évêques de l’église catholique, ils restent muets. On peut s’interroger sur ce qu’ils transmettent en matière d’analyse, d’éthique et de morale à nos étudiants, la relève de demain.
Lynx.info : Tous les analystes disent que laisser Faure terminer cinq années encore au Togo, reviendrait à le laisser perpétuer une dictature avec son système à lui. Êtes-vous d’avis ?
Ceci est bien possible. Même si je ne suis pas en mesure d’affirmer que ce serait une dictature, les dérives auxquelles nous assistons ne présagent rien de bon : des arrestations arbitraires de jeunes, l’interdiction de manifestations de l’opposition à l’intérieur du pays, l’utilisation abusive des grenades lacrymogènes pour réprimer des manifestations de l’opposition, le recours à la violence démesurée par des agents de forces de l’ordre contre des jeunes non armés et dont les mains sont vides, le pillage des sociétés d’état, etc. sont autant de pratiques qui ont souvent cours dans les dictatures. Il est certain que si nous laissons faire, si nous subissons sans réaction, il va de soit que la dictature pourrait se renforcer. Je ne crois cependant pas que cette pratique de temps révolus va décourager la population togolaise dans sa quête pour la liberté. Nous continuerons nos manifestations contre le régime en place.
Il faut cependant noter que la lutte que mène le FRAC actuellement avec le soutien des dizaines de milliers de Togolaises et de Togolais ne devrait pas être celui du FRAC. Ce combat devrait être mené en premier lieu par les organisations de la société civile. Il s’agit d’un combat pour le respect des droits de l’homme ; il s’agit d’un combat pour le respect des droits des travailleurs ; il s’agit d’un combat pour de meilleures conditions de vie et d’études des élèves et étudiants des collèges, lycées, centres de formations supérieures et des deux universités du Togo ; et que dire de celles des forces de l’ordre, eux qui sont envoyés en mission, dans bien de cas contre leur gré, réprimer leurs concitoyens qui recherchent le bien être pour tous ! il s’agit d’un combat pour que les jeunes puissent trouver du travail ; il s’agit d’un combat pour la promotion des jeunes filles et des femmes ; il s’agit aussi d’un combat pour la liberté de la presse ; en conclusion, il s’agit d’un combat pour toutes les Togolaises et les Togolais. Il ne s’agit donc pas d’une lutte pour les militants des partit politiques et association membres du FRAC.
C’est pour cette raison que nous invitons toutes les organisations concernées par les problèmes que nous venons d’énumérer, les syndicats, les associations de jeunes d’élèves, d’étudiants, de jeunes filles et de femmes, etc. à s’associer au FRAC dans les manifestations de protestations.
Lynx.info : Si Faure fait appelle à L’ADDI votre parti pour un gouvernement, vous êtes partant ?
Comme tous les autres partis politiques légalement constitués, l’ADDI est effectivement invitée à une rencontre par le Premier Ministre pour discuter de la formation du futur gouvernement. Vous connaîtrez notre réponse lorsque la liste des membres du gouvernement sera rendu publique. En fait, l’ADDI n’aurait pas été scandalisée si elle n’avait pas reçu une telle invitation. Dans une situation normale, un parti qui gagne les élections doit pouvoir former seul le gouvernement et gouverner seul. Tout ce qui est demandé à un gouvernement normal c’est de gouverner en pensant à l’ensemble de la population et non exclusivement à ces militants. Tout ce qui est demandé à des dirigeants d’un pays c’est d’utiliser toutes les compétences du pays et non de favoriser ses militants et de faire preuve de népotisme. Lorsqu’on est ministre on devrait se comporter en fils de toutes les préfectures et localités, de tous les groupes ethniques du pays et non s’évertuer à servir uniquement les militants de son parti.
Lynx.info Vous avez un mot à l’endroit de la communauté internationale et des chefs d’Etat africains de la sous région ?
Je ne doute pas du tout de la bonne volonté de la communauté internationale à nous aider à sortir de la crise. Mais je me pose des questions. En Afrique, toute crise politique issue des élections se solde par un dialogue et la formation d’un gouvernement d’union nationale, de transition ou de partage de pouvoir. Est-ce une solution ? Pensez vous qu’un parti politique qui a gagné les élections avec 60% des voix ait besoin de former un gouvernement d’union nationale ou de partager le pouvoir avec un ou des partis de l’opposition ? Pensez-vous qu’après ce qui s’est passé le 4 mars, les Togolaises et les Togolais auront confiance au processus électoral ?
Si le régime en place pense qu’en dépit de son score présumé aux présidentielles il a besoin de l’opposition pour gouverner c’est qu’il y a problème.
La crise que traverse le Togo est très profonde pour que l’on pense la résoudre à travers la formation d’un gouvernement d’union, de coalition, de transition ou de partage de pouvoir. L’expérience récente au Togo nous a montré que cette formule n’est ni suffisante ni indiquée pour sortir un pays d’une crise.
Le meilleur conseil que la communauté internationale pourrait donner au régime en place serait de l’inviter à organiser une concertation avec l’opposition pour discuter des problèmes profonds que traverse la société togolaise pour dégager des pistes de solutions. A l’issue de cette concertation, la vérité des urnes pourrait être établie, une feuille de route tracée et un gouvernement avec ou sans l’opposition formé. Sans dialogue franc, sincère et transparent préalable où tous les participants seront d’abord guidés par les intérêts supérieurs communs que nous partageons tous, l’ADDI ne pense pas que nous pourrons sortir de cette crise.
Lynx.info : Merci Pr Aime Gogué
Merci pour m’avoir donné l’occasion de m’exprimer. Félicitations et du courage pour tout ce que vous faites.
Interview réalisée par Camus Ali Lynx.info