L’un des problèmes politiques en Afrique, c’est que l’on écrit des textes de loi sans y croire.[i]
Ceux qui dénigrent le bonheur, comme il est d’usage aujourd’hui, et n’y voient que satisfaction d’un égoïsme individuel flottant sur l’océan de la souffrance collective, m’inspirent méfiance.
Ce sont les mêmes qui couvriront le monde de charniers pour conduire les générations futures vers une Terre sainte imaginaire[ii]
Cet article, mes lecteurs assidus le remarquent, fait suite à celui que j’ai publié le 26 octobre 2020 dans la même série, sous-titré, La Loi.
Le 29 octobre dernier, le peuple de Côte d’Ivoire, non sans angoisse, attendait pour le 31 octobre, un événement qui, officiellement est présenté comme « Élection présidentielle ». Mais l’opposition ivoirienne a appelé au boycott de l’évènement (ou du non-évènement, c’est selon). L’ancien président ivoirien, Laurent Gbagbo, a accordé une interview, prenant la parole en public, pour la première fois, hors de la CPI, après que la Cour l’a acquitté, de même que son ancien ministre Charles Blé Goudé. C’est la journaliste camerounaise, de TV5 Monde Denise Epoté, qui a recueilli ses propos.
Je commencerai par la conclusion des propos de Laurent Gbagbo, qui me paraît d’une importance capitale, non seulement pour la Côte d’Ivoire, mais aussi pour les fragiles démocraties africaines : « Il faut que nous (hommes politiques africains) nous laissions des règles claires, mais il faut aussi que nous donnions l’exemple de respect de ces règles ».
S’il m’était demandé d’établir de l’ensemble de l’interview, un réseau sémantique des phrases de Gbagbo pour expliquer, non seulement la crise préélectorale en Côte d’Ivoire, mais aussi ce qui peut se passer et s’est effectivement passé dans ce pays ce 31 octobre et ce qui risque d’arriver les jours et les semaines qui viennent, je relèverais celles-ci : « Le problème en Afrique, c’est qu’on écrit des textes ( de loi) sans y croire », « Il faut qu’on respecte ce qu’on dit, ce qu’on écrit » « Ce qui se passe vient du non-respect de la Constitution », « C’est par lui ( Ouattara ) que la faute est venue, car c’est lui qui a violé la Constitution », « Il a déchiré le bien commun de tous ».
Je voudrais demander au lecteur de comparer la phrase de Gbagbo mise en exergue dans cet article à celle que j’ai formulée dans celui du 26 octobre, donc trois jours avant l’ancien président ivoirien : « Les problèmes que vit l’Afrique ces derniers temps (les-connaît-elle depuis les indépendances ?) Et qu’elle risque de vivre encore pendant des années, peut-être des décennies, sont liés à la loi : établir des lois et s’engager à les respecter, qui que l’on soit, à quelque niveau que l’on se situe dans la société »[iii] … Par-delà la prétention de clamer que ceux qui pensent vraiment « l’Afrique » se rejoignent toujours sur nos grands problèmes, nous nous trouvons face à une réalité indéniable. Je voudrais revenir sur le sens des expressions « croire aux textes » ou « ne pas croire aux textes » que l’on écrit. Dans mon dernier article, j’ai longuement insisté sur le caractère sacré des lois, prenant exemple, non seulement sur la tradition biblique, mais aussi sur les traditions africaines auxquelles nous prétendons appartenir tous, qu’il s’agisse de Ouattara, de Gbagbo, de l’Africain ordinaire comme moi.
Aux phrases relevées, je peux ajouter aussi celles de Gbagbo répondant aux questions de Denise Époté sur l’évolution de la démocratie ivoirienne : « on a fait beaucoup de progrès depuis les années 90, année de l’avènement du multipartisme, mais tous ces progrès sont en train de s’écrouler depuis dix ans ». Enfin, ce que je peux appeler la phrase-massue de Gbagbo : ce qui peut se passer après le 31 octobre s’il n’y a pas discussion avant, c’est la catastrophe.
Ce mot fait partie d’un certain nombre de termes ayant le même radical grec kata, comme cataclysme (inondation, déluge) catacombes (kata tumba, en dessous, tombe, tombeaux souterrains) et bien sûr catastrophe qui signifie bouleversement. Ces termes sont donc utilisés pour décrire ce qui tombe sens dessus dessous en masse humainement incontrôlable, d’une durée imprévisible. Dans la Bible, au sujet du Déluge qui est un cataclysme, c’est Dieu qui a déclenché le phénomène au jour qu’il a fixé et qui y a mis fin, également au jour déterminé par lui. Du mot catastrophe, nous pouvons aussi rapprocher un autre employé par Gbagbo dans l’Interview : celui de gouffre. Le gouffre, trou béant auquel peuvent conduire les querelles actuelles. Et celui d’écroulement : « Depuis dix ans, tous les progrès en matière de démocratie sont en train de s’écrouler ». Ainsi, ce sont les hommes qui poussent Dieu, par leur non-respect des lois, à déclencher les cataclysmes, le bouleversement, l’écroulement :
La terre était corrompue devant Dieu, la terre était pleine de violence ; car toute chair avait une conduite corrompue sur la terre. Alors, Dieu dit à Noé : j’ai décidé de mettre fin à tous les êtres vivants…[iv]
Concernant Sodome et Gomorrhe, il est écrit :
Ce qu’on reproche à Sodome et Gomorrhe est si énorme, et leur péché si grave.[v]
Les Ivoiriens, les Africains, comme les hommes et les femmes de tous les pays du monde, sont placés devant le choix entre le respect de la loi ( ce qui n’est pas toujours facile ) et la catastrophe.
« En France, en Belgique, quand on annonce l’approche des élections, cela ne résonne pas comme l’annonce d’une guerre civile » dit Gbagbo
Ce qui amène à la catastrophe ?
C’est en l’homme lui-même, en effet, que de nombreux éléments se combattent. D’une part, comme créature, il fait l’expérience de ses multiples limites ; d’autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer[vi]
L’homme Ouattara, à un moment de sa vie, a donc oublié qu’il avait des limites : les succès obtenus grâce à la violence et à la force, à la ruse et au mensonge l’ont fait parvenir au sommet de l’État ivoirien, puis l’idée qu’en jouant avec ces mêmes moyens, il pouvait s’octroyer un pouvoir à vie et total, dominer toutes les institutions de son pays (justice, parlement, CENI, Cour Constitutionnelle, armées, police, gendarmerie). À la réalisation de son dessein de pouvoir totalitaire, il utilise non seulement l’appareil d’État, mais aussi mercenaires et « microbes » drogués, armés de machettes pour faire régner la terreur. Il faut peut-être ajouter une précision concernant les « microbes ». Cette précision, n’est pas seulement qu’ils soient petits, pour leur âge, mais aussi qu’ils sont d’un danger insoupçonnable pour tous et particulièrement pour ceux qu’ils attaquent. Pour verser abondamment le sang, pour lui procurer, à lui, Ouattara, « la satisfaction d’un égoïsme individuel flottant sur l’océan de la souffrance collective », cette satisfaction de ceux qui couvriraient le monde de charniers pour conduire les générations futures vers une Terre sainte imaginaire » selon Françoise Giroud. Cette Terre sainte imaginaire est bien ce que promet Ouattara dans son discours aux Ivoiriens, pour justifier la violence et la brutalité dont il fait preuve et qui conduisent bien au cataclysme.
Les propos de Laurent Gbagbo dans l’interview, qui a duré près de 40 minutes, comme tout discours riche et donnant beaucoup à réfléchir, contiennent certains référents historiques, sociaux et culturels qu’on ne peut négliger si l’on veut vraiment saisir la portée de son message qui ne s’adresse pas seulement aux Ivoiriens mais aussi à tous les Africains. Expliquant, au moins en partie, (il le reconnaît lui-même), ce qui arrive aux politiciens africains au sujet du troisième mandat, Gbagbo se demande si cela est dû à notre culture politique francophone et à la forme de notre décolonisation. Il faut se souvenir du référendum sur la Communauté franco-africaine, l’instauration un peu partout dans nos pays francophones des systèmes de partis uniques qui ont fortement conduit à la conception des pouvoirs à vie, le cycle des coups d’État favorisant l’avènement des pouvoirs forts. « Nous avons une classe politique composée de gens qui sont mi- Africains, mi- Français », ironise-t-il, avec un sourire moqueur. Dans cette histoire particulière avec la France, la connotation est évidente : la chute de Gbagbo à l’issue de l’élection présidentielle de 2010, non pas comme conséquence de la victoire de Ouattara dans les urnes, mais à la suite de l’intervention de l’armée française sur ordre de Sarkozy. Sans le parapluie de la France, si on remonte plus loin, Houphouët, ministre dans un gouvernement français avant de devenir Président de la Côte d’Ivoire, aurait-il pu rester au pouvoir jusqu’à sa mort ? Nous convaincra-t-on que la tentation du pouvoir à vie, en Afrique francophone ne doive rien à l’influence française ? Pensez à Idriss Deby qui a avoué lui-même avoir subi les pressions des autorités françaises lui recommandant de rester au pouvoir alors qu’il voulait s’en aller à la fin réglementaire de son mandat. Elles lui ont envoyé des experts pour lui tailler une Constitution à ce dessein. Sans le bombardement de la capitale ivoirienne par l’armée de Sarkozy, un monsieur comme Ouattara, serait-il jamais devenu Président de la Côte d’Ivoire ? Et au Togo, un tirailleur de la coloniale (certains désignent ces troupes comme celles des « tirailleurs sénégalais » ) comme Eyadema, aurait-il tout seul conçu et réalisé un coup d’État sanglant qui l’a fait chef d’État ? Aurait-il pu transmettre son pouvoir en héritage, à son fils ? Et, qu’est allé chercher Ouattara à Paris, le 4 septembre 2020, donc à deux mois près avant les supposées élections présidentielles, quand dans la cour de l’Élysée il a subi ce qu’un autre Chef d’État aurait considéré comme une humiliation, infligée à son pays par sa propre faute : Madame Dominique Ouattara n’a pas été autorisée à sortir de voiture, car elle n’était pas invitée et Ouattara lui-même, sans tapis rouge déployé, a été contraint de traverser la cour au sol nu, d’une démarche visiblement malaisée, aux yeux, non seulement des hommes de la garde présidentielle qui devraient faire un effort pour ne pas rire, mais aussi du monde entier car la scène était retransmise par toutes les télévisions comme il se devait . Quelle était la raison de cette humiliation ? Ouattara, qui était venu solliciter le soutien de Macron à son troisième mandat s’est entendu recommander, gentiment peut-être, d’y renoncer. Ce n’est pas le communiqué de presse « conjoint », unilatéral, donc faux, publié à l’issue de cette audience de la honte qui effacera l’humiliation ainsi infligée à un chef d’État africain. Il faudra peut-être repenser notre décolonisation.
Mais, Gbagbo, qui est avant tout un intellectuel, reconnaît objectivement, avec la journaliste de TV5, que tout cela ne produit les effets néfastes qu’on constate aujourd’hui que parce que nos hommes politiques africains s’y prêtent eux-mêmes. Si ce jeu de l’ancienne puissance coloniale qui peut mettre au pouvoir ou destituer, renforcer ou affaiblir de mille manières, élever ou abaisser les hommes politiques africains dans leur pays, perdure, c’est parce que ces derniers s’y prêtent. En Côte d’Ivoire de Houphouët à Ouattara, au Togo des Gnassingbé père et fils….
Un référent a trait à l’histoire des crises politiques en Afrique dans la réponse de Gbagbo sur l’attitude des institutions africaines comme la CEDEAO et l’UA. On peut y ajouter l’ONU. Celle-ci avait béni les troupes françaises qui avaient délogé Gbagbo de sa résidence présidentielle en 2011, au nez et à la barbe des organisations interafricaines. Gbagbo ne souhaite pas les critiquer (un ancien Chef d’État est aussi un habile diplomate). Il dit simplement que l’Afrique devait s’engager plus pour la paix dans les crises. Et l’on comprend que la manière dont les crises sont prétendument résolues ne permet pas de préserver la paix de manière durable dans nos pays. Les institutions interafricaines, au lieu de continuer à donner l’image de ce syndicat ( coquilles vides, disent certains ) qu’on leur reproche d’être, des Chefs d’État volant au secours les uns des autres quand ils sont menacés de perdre le pouvoir, devaient penser plus à travailler à l’enracinement de la paix, à une stabilité qui ne soit pas superficielle et un développement vrai et profond.
Un référent socio-culturel pertinent, c’est au sujet de tous les obstacles que le régime ivoirien actuel érige sur le chemin de retour de Gbagbo dans son pays, après son acquittement par la CPI. « Même dans nos villages, quel que soit l’endroit en Afrique, quand quelqu’un sort de prison, la première chose que font les habitants de son village, c’est de l’accueillir avec toute la chaleur humaine dont il peut avoir besoin. S’il y a des questions à lui poser, cela vient après. Il y a des choses qui se font quand on est bien éduqué, quand on est civilisé, dans les traditions africaines». Yako avant Amania (Gbagbo est Bété mais ce dernier mot qui est le même chez les Ewe comme chez les Akan, doit avoir son équivalent dans sa culture). Plutôt qu’un discours sur l’authenticité à la zaïroise ou à la togolaise ou un long développement sur les valeurs africaines qui guident notre vie en commun, ces phrases simples de Laurent Gbagbo, ancien Chef d’État et ancien prisonnier de la CPI (il insiste sur cette double qualification à allure antinomique) nous amènent à réfléchir et à choisir les valeurs morales et sociales sur lesquelles nous voulons fonder nos nations.
Le pape Jean-Paul II parle de l’homme qui, même déchiré en lui-même par la tentation de rompre les limites que lui imposent les lois de la nature, la loi morale en particulier et le besoin de donner libre cours à ses pulsions, sollicitations…demeure encore un homme, disposant de sa faculté de choisir et de renoncer à ces désirs. Il n’en est pas de même de l’homme (si on peut encore l’appeler ainsi) de La bête humaine de Zola.
La fureur de Roubaud ne se calmait point. Dès qu’elle semblait se dissiper un peu, elle revenait aussitôt comme l’ivresse par grandes ondes redoublées, qui l’emportaient dans leur vertige. Il ne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les sautes du vent de violence dont il était flagellé, retombant à l’unique besoin d’apaiser la bête hurlante au fond de lui. C’était un besoin physique, immédiat, comme une faim de vengeance, qui lui tordait le corps et qui ne lui laisserait aucun repos, tant qu’il ne l‘aurait pas satisfaite.
Sans s’arrêter, il se tapa les tempes de ses deux poings, il bégaya d’une voix d’angoisse :
« Qu’est-ce que je vais faire ? »[vii]
Ce qui est déclenché en Roubaud, le personnage de Zola, comme en Ouattara (on peut dire de même des Gnassingbé père et fils), c’est un phénomène que, tel le déluge ou la pluie de soufre et de feu (bien sûr que c’est l’expression métaphorique que je retiens et non pas le sen littéral ou l’herméneutique religieuse), il ne peut plus ni l’arrêter, ni le contrôler. Il faut qu’il arrive jusqu’ à la commission de l’acte qui, seule, le calmerait. Le cataclysme émotif qui, une fois déclenché dans le cœur ou les entrailles de Ouattara vont jusqu’á satisfaction totale, ne date pas d’aujourd’hui : une haine irascible de tous ceux qui pourraient, ou voudraient l‘empêcher d’être candidat à l’élection présidentielle et ensuite Président de la République, tranquillement Président. Pour cela, il lui a fallu envoyer ses adversaires à la Cour Pénale internationale, sous des accusations qui se révèleront sans preuves, qu’il manœuvre pour que ceux-ci ne rentrent jamais chez eux ( menaces de les arrêter à nouveau sur le territoire ivoirien et de les jeter en prison pour vingt ans, refus de délivrance de passeport, même si Gbagbo, un ancien Chef d’État a effectué les démarches à l’Ambassade de Côte d’Ivoire pour l’obtenir ), arrestations massives d’opposants, répressions sanglantes de manifestants, près de deux cents morts…
« Qu’est-ce que je vais faire ? » se demandait Roubaud, possédé par le démon de la vengeance contre un rival imaginaire, dans le roman de Zola.
« Qu’est-ce que je vais faire ? se demanderait Ouattara. « Qu’est-ce que je vais faire ? Pour faire taire ceux qui ne veulent pas que je sois président ? ». Et là, il ne connaît que menaces, répressions. Menaces de représailles à l’égard de ceux qui ont lancé le mot d’ordre de désobéissance civile. « Ce sont des criminels. » Encore des menaces, toujours des menaces, renforcées par ce qui ressemble à une déclaration de guerre du parti d’Alassane Ouattara qui met les opposants en garde contre la tentation de ne pas reconnaître les résultats de l’élection, alors que la Commission Électorale n’avait pas encore donné le résultat complet.
Ceci me permet d’aborder un autre réseau de termes de Gbagbo lors de son interview avec Denise Époté : Enfantin, manque d’éducation, manque de culture, manque d’élégance, une mauvaise maniéré de vivre.
Je pense ici à un poème satirique que j’ai publié le 25 novembre 2019 et qui vise précisément le comportement de Faure Gnassingbé, La déraison au pouvoir [viii]
La loi est essentiellement basée sur la raison du plus convainquant dans un débat démocratique.
« Qu’est-ce que je vais faire ? (C’est toujours Ouattara qui parle).
« Qui encore veut ou peut être contre mon troisième mandat ou simplement mon pouvoir à vie ? »
Et voilà Ouattara, le très pro-occidental Ouattara, francophile bien connu, qui, à l’occasion n’a pas manqué de dire être pétri de culture américaine, sans oublier de clamer partout qu’il était à la Banque Mondiale, défenseur acharné pendant longtemps du Franc CFA avant de trouver, face aux critiques, la solution avec Macron, de l’Éco, partir en fulmination contre les journalistes occidentaux : ils veulent lui faire comprendre que le troisième mandat pourrait être anticonstitutionnel. Il écumant presque, au sortir du bureau de vote, au bras de sa femme Dominique, quand les journalistes l’assaillent. Il cite des exemples de pays « avancés » (Europe dont l’Allemagne et l’Italie, les États-Unis, la Chine). Ah la Chine ! Le pouvoir chinois n’a pas hésité à envoyer des chars écrasé des manifestants étudiants. Eh, attention, Ouattara serait bien capable de cela en Côte d’Ivoire… Tous ces pays cités ont en commun le fait qu’il n’y a pas de limitation de mandats dans leur Constitution. Ou il n’y en avait pas. « Notre pays est un pays jeune qui a besoin de stabilité. C’est au nom de cette stabilité que je réponds à l’appel de mon peuple. Il faut arrêter. Nous sommes majeurs pour régler nous-mêmes nos problèmes ».
Parfaitement insoucieux de l’océan de souffrance et des charniers dont le pays est couvert, il est prêt à agrandir l’océan, á augmenter le nombre de charniers, sinon, que pourrait-il faire d’autre ? Ouattara et les hommes qui lui ressemblent ne manquent pas d’arguments pour défendre leur égoïsme individuel. C’est bien ce que Gbagbo exprime ainsi dans son interview sur TV5 Monde : « On ne refait pas un homme » (« les bêtes sauvages restent des bêtes sauvages[ix] », écrit Zola).
Et l’océan de souffrance, déjà vaste des massacres occasionnés par les coups d’État, la rébellion, la guerre civile, le bombardement des populations de 2011 est alimenté aujourd’hui par plus de 200 morts, des blessés, le saccage des bureaux de vote, le blocage des routes, l’incendie des urnes et des bulletins…
« Qu’est-ce que je vais faire ? Pour étouffer, anéantir, réduire au silence les opposants, les Bédié, les Gbagbo, les Soro, les Affi Nguessan, les Koulibaly qui risquent de me rendre la vie dure, de me rendre le pays ingouvernable, comme j’en avais menacé Bédié quand il voulait me barrer la route vers la présidence en inventant le prétexte d’ivoirité ? Je sais menacer, faire du chantage ! Cela m’a toujours réussi. Je vais user des mêmes armes : il faut qu’ils arrêtent d’appeler à la désobéissance civile. Ce sont des actes criminels qu’ils posent par ce mot d’ordre (je vais les faire arrêter) » Donc, selon Ouattara, ses anciens homologues, chefs d’État comme Bédié et Gbagbo sont des criminels, des anciens Premiers ministres et anciens Présidents de l’Assemblée Nationale comme Koulibaly, Affi N’Guessan et Guillaume Soro sont des criminels qui doivent être envoyés devant des tribunaux et sûrement en prison ! »
N’est-il pas facile de lire cette déclaration comme l’expression d’une justice des vainqueurs ?
« Qu’est-ce que je vais faire ? Je vais mettre le petit livre de la Constitution dans la poche et l‘exhiber partout, surtout sur les plateaux de télévision pour que l’on cesse de me reprocher de violer cette Constitution. Je vais brandir ce livre partout pour que tout le monde soit convaincu que c’est la seule arme par laquelle je combats mes ennemis ». Le coup, bien comique de la Constitution en poche ne nous renvoie-t-il pas à une déclaration bien connue de Gbagbo : « Ouattara est un menteur » ? On pourrait dire aussi : Ouattara est un comédien.
Ouattara, sûr de disposer de l’appareil qui lui garantit toujours le statut de vainqueur ne doute pas un seul instant de pouvoir déclarer ses adversaires (dont certains ont été, à un moment ou un autre de l’histoire politique de la Côte d’Ivoire ses alliés) « criminels » et de les châtier comme tels ! Sauf si ce sont ces « criminels » qui gagnent au bout du compte et font de Ouattara le « criminel ». Quel que soit le cas, nous sommes dans ce qui relève du court terme: « le pouvoir tout de suite pour régler ses comptes à ses ennemis et jouir ! » Ce n’est pas du tout pour construire patiemment et durablement une nation, pour répondre aux aspirations des populations.
Il ne savait pas que sa voix était devenue inaudible pour une majorité de ses concitoyens. La même voix ne peut donner des ordres aux institutions « officielles » pour l’arrestation et l’emprisonnement des adversaires politiques ou leur élimination physique pure et simple par les militaires, les policiers, les mercenaires, les « microbes » et en même temps sommer ces hommes que l’on menace, que l’on cherche à terroriser, de renoncer au mot d’ordre de désobéissance civile. L’incohérence dans les attitudes de Ouattara est manifeste. Et cela est caractéristique d’un pouvoir à la dérive, comme le dit Denise Époté dans l’entretien avec Laurent Gbagbo.
Est-ce exagéré de dire que c’est l’océan de souffrance dont parle Françoise Giroud que Ouattara prépare aux Ivoiriens et aux Africains ? Ce qui est sûr, c’est que les flots de sang ont déjà commencé à couler depuis le mois d’août. Et Ouattara lui-même n’est pas encore conscient qu’ils peuvent l’emporter avec les autres.
Cynique, ubuesque, grotesque, le personnage ? Ouattara, comédien macabre et médiocre n’a jamais eu peur de jouer dans l’un, quelconque, de ces registres. Pourvu qu’il attrape le pouvoir, le but suprême de son existence. Il en est de même des Gnassingbé au Togo, des Bongo au Gabon…
Sénouvo Agbota Zinsou
[i] Laurent Gbagbo sort de son silence sur TV5 Monde….interview réalisée par Denise Époté le jeudi 29 octobre 2020
[ii][ii]Françoise Giroud, Ce que je crois, é.Grasset, 1978, p. 43-44
[iii] SAZ Les Gnassingbé peuvent-ils échapper á la fêlure : La loi, icilome du 26 octobre 2020
[iv] Genèse 6, 12-13
[v] Id. 18, 20
[vi] Jean-Paul II, Entrez dans l‘Espérance, éd. Plon-Mame1994, p. 59
[vii] Zola, La bête humaine, éd. Gallimard 1977, p.53
[viii] SAZ, La déraison au pouvoir, icilome 25 novembre 2019
[ix] Op.cit.p 72
Un commentaire
Pingback: Les Gnassingbé peuvent-ils échapper à la fêlure ? (suite) : Entre la loi et la catastrophe | TOGOWEB