Des manifestations sérotinales souffleront-elles Faure ? [ Par Comi Toulabor]

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Les Togolais viennent d’ajouter une nouvelle date, le 19 août 2017, à la liste de soulèvements populaires contre la famille Gnassingbé installée, de père en fils, au pouvoir depuis 1967. Le Togo est le seul pays de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest), dont Faure Gnassingbé est devenu président en exercice en juin dernier, à ne pas connaître d’alternance au sommet de l’Etat, laissant sourdre une monarchisation depuis que ce dernier a pris, dans le sang [1], les rennes du pouvoir en 2005. Le 19 août ressemble à ce moment où le désespéré produit un ultime effort pour s’arracher de la mort. 19 août donc : rampe de lancement de mouvements contestataires contre une « démocrature » [2], épaissie dans son sommeil de « stabilité » semi-séculaire. Si le bras de fer continue, on peut toutefois interroger le sens et les enjeux de ces protestations en cours, qui ne sont pas les premières que le Togo a connues depuis les années 1990 [3].

Des manifestations sérotinales pas comme les autres

Alors que le thermomètre est calé sur la torpeur de fin de saison sèche, les contestations de la mi-août 2017 ont subitement porté la température politique à un degré jamais atteint auparavant. Des premières mobilisations du 5 octobre 1990, devenues héroïques et légendaires dans la mémoire collective [4], contre Gnassingbé père, à celles en cours sous nos yeux contre son fils Faure, le fond des revendications est resté invarié. Ainsi, le « Faure must go » scandé et sa variante vociférée « Baby Gnass doit dégager » [5] que mobilise la rue sont des réactualisations plus radicales du quasi-trentenaire « Pas de démocratie sans le départ d’Eyadéma » des années 1990. Ce « dégagisme » [6] d’un type nouveau intervient dans un contexte de neutralisation réussie d’une opposition vieillissante, archi-bavardeuse et portée sur l’auto-dévoration. Souvent mystifiée par le pouvoir, elle n’a jamais su comment imposer « des réformes constitutionnelles et institutionnelles » actées dans des accords auxquels Faure souscrit pour mieux ne pas les appliquer [7]. Comme notamment l’APG (Accord politique global) du 20 août 2006 (vieux de plus 11ans donc !), l’énième qui n’a pas pu, à l’instar des précédents sous son père, résorber la longue crise politique née de la restauration autoritaire et de la « dynastisation » du pouvoir. Par ailleurs, et plus globalement, l’Etat, devenu la négation de lui-même, a engendré de nombreux et divers frustrations et mécontentements contenus, accentuant l’absence de perspectives chez une jeunesse abondante, lassée du « plus petit nombre (qui) accapare les ressources » [8] au détriment du plus grand nombre. C’est dans ce contexte de « la fin des temps » qu’est apparu Tikpi Salifou Atchadam, nouvelle figure de l’opposition et justement considéré comme l’« Emmanuel Macron du Togo » [9] quand ce n’est pas le « ‘messie’ des Togolais » [10].

Tikpi Atchadam : parole et action agissantes ici et maintenant !

Ayant le même âge que le pouvoir Gnassingbé, Tikpi Salifou Atchadam est né en 1967 dans le nord du pays, à Kparatao, village situé près de Sokodé, chef-lieu de la région Centrale et distant de quelque 350 km de la capitale. Dans leur conception ethno-régionaliste du longiligne territoire, les Gnassingbé considèrent que la partie septentrionale est et doit rester leur fief, et le Sud une région forcément hostile [11]. Cette « idéologie » a profondément structuré la vie politique et ses affects, et bien ancré un habitus qui rend inconcevable de voir une personne issue du fief se dresser contre le pouvoir. Le « messie », que le « plus petit nombre (de prédateurs) » n’a pas vu venir, mais dont le Togolais lambda désespéré espérait l’avènement, brise la machiavélienne devise « Divide ut regnes » et désenclave le pays. Ce qui a permis des mobilisations massives par leur ampleur, quasi hebdomadaires et synchronisées sur l’ensemble du pays ainsi que dans la diaspora dispersée en Afrique, en Europe et aux Etats-Unis, grâce aux réseaux sociaux, comme le laissent voir des vidéos diffusées sur YouTube, Facebook et WhatsApp notamment.

Bon tribun, enraciné dans sa société Tem (appelée aussi Kotokoli) à dominance musulmane sur laquelle il soutint son mémoire de maîtrise à l’Université de Lomé en 2006 [12], Tikpi Salifou Atchadam sait galvaniser les foules en essaimant ses interventions de formules percutantes, de proverbes délicieux et de métaphores lumineuses qui font sens auprès de son auditoire, subjugué. Ancien responsable étudiant et fonctionnaire, l’alors dirigeant de l’aile Jeunesse claqua la porte de son parti, le Parti démocratique pour le renouveau, quand son président Zarifou Ayeva décida de rallier le nouveau gouvernement de Faure Gnassingbé issu de l’APG.

Il crée en 2014 son propre parti, le PNP (Parti national panafricain) qui n’est pas sans rappeler la consonance du TNT (Trinitrotoluène), avec pour logotype un cheval blanc cabré sur fond rouge. Il entreprend un travail de fond, rarissime chez les anciens partis, qui consiste en l’éveil politique de ses militants (estimés à un millier et demi environ) par des sessions de formation politique, des causeries et des débats sur différents sujets afin qu’ils comprennent les enjeux et se mettent debout selon lui. S’il avait tenu plusieurs meetings avant, c’est surtout son méga-meeting du 2 juillet 2017 au stade d’Agoé, dans la banlieue de Lomé, qui l’aura révélé au grand public [13]. Avec une offre politique radicale, simple et claire, il attire et fédère des foules du nord au sud du pays où la pesanteur ethno-régionaliste entretenue bridait tout mode d’action politique de portée nationale. Inlassablement, il répète avec conviction, comme dans cette interview datant du 2 juin 2017, que : « Nous ne parlons plus de réformes, mais nous exigeons le retour à la constitution de 1992 et le vote de la diaspora ou bien le départ de la minorité au pouvoir. Voilà notre position et elle est claire» [14]. En réussissant l’incroyable pari de mettre tout le Togo dans la rue le 19 août, il oblige la plupart des leaders de partis d’opposition ancestraux, incrustés pendant des décennies dans le paysage politique, à s’aligner sur lui et à clarifier les termes du débat perdu dans la confusion où le pouvoir a toujours imposé son agenda.

Quand le tiphon Tikpi syphonne tout sur son passage

Depuis le 19 août, les mobilisations de protestation, devenues pratiquement hebdomadaires, ne faiblissent pas. Elles bousculent les lignes politiques. Ainsi Tikpi Atchadam « syphonne dans le réservoir du pouvoir des électeurs originaires du nord, musulmans comme lui, lassés des promesses non tenues d’un pouvoir familial demi-centenaire. Il donne un coup de vieux à l’opposition historique, celle des « sudistes » de Jean-Pierre Fabre et consorts, et attire certains de ses partisans » [15]. Il restructure le paysage politique entre les « dégagistes » et les « dialoguistes », ceux-ci poussant à négocier avec le pouvoir toujours arc-bouté sur ses positions. Mais sous pression de la rue, début septembre 2017, Faure bricole à la hâte un avant-projet de loi qu’il compte soumettre au référendum : une diversion de plus pour éviter le retour à la constitution de 1992 que son père avait modifiée en 2002 afin de s’offrir un troisième mandat et préparer la succession dynastique, insidieusement inscrite dans l’esprit du texte [16].

Cet avant-projet de loi est principalement centré sur la limitation des mandats du président et des députés (une nouveauté !), et sur le mode scrutin. De surcroît, il est sans effet rétroactif. Ce qui signifie que Faure terminera son mandat actuel qui court jusqu’en 2020 et que rien ne lui interdit de postuler pour les deux mandats suivants. On peut en toute logique trouver Faure encore au pouvoir en 2030 et au-delà s’il révise la constitution pour s’offrir deux autres mandats comme ont pris l’habitude de le faire son père et ses pairs [17]. L’avant-projet de loi est dérisoire et ne répond pas à la demande d’alternance et surtout du dégagisme.

La « communauté internationale » au secours de Faure ?

Sur la base de cette proposition de référendum, l’UA et la CEDEAO sortent des communiqués favorables à Faure [18]. Tandis que la Francophonie envoie à Lomé une délégation pour rencontrer les parties à la crise afin de les amener à la table de négociation et de dialogue, ce que refuse fermement l’opposition [19] à qui la mauvaise foi et les procrastinations dilatoires du pouvoir ont appris la méfiance. Pouvoir et opposition sont placés sous le signe de vigilance d’une population, sortie depuis le 5 octobre 1990 de son « ankylose » [20], qui ne veut plus se faire délester de ses revendications dégagistes. Elle n’a pas oublié le soutien que l’OIF, alors sous l’influence du président français Jacques Chirac, l’« ami personnel (des Gnassingbé)», avait apporté à la succession dynastique en 2005 [21]. Pour pallier ce rejet, le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres dépêche à son tour le 10 octobre cinq chefs d’Etat ouest-africains (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana et Niger) dans la capitale togolaise [22].

Sans préjuger des résultats de cette mission en cours, Faure, pour le moment, se love sur son pouvoir adossé à son armée hyper-ethnique. Alors que ses ressources répressives, souvent brutales, s’épuisent, il continue néanmoins de compter, tout en se méfiant d’eux, sur la loyauté de ses officiers supérieurs familiaux, comme son beau-frère, le chef d’état-major, le général Félix Abalo Kadanga [23]. Parce que son référendum est un leurre bien ficelé, car en cas du oui (le texte lui serait favorable) ou du non (le statu quo lui serait aussi favorable), Faure sera toujours gagnant. L’opposition maintenant coalisée et la population, désormais désankylosée, ayant senti le piège, maintiennent leur position dégagiste et ont annoncé des mobilisations pour les 18 et 19 octobre, massivement suivies en dépit de la répression de la soldatesque pour celles du 18 octobre. D’autres mobilisations sont d’ores et déjà programmées jusqu’à la réalisation du « Faure must go ». Le bras de fer continue et, selon le scénario burkinabé, seul le basculement des militaires, faucons ou colombes, délivrera sa sentence définitive dans ce rapport de force entamé depuis les révoltes sérotinales du 19 août.

L’apparition de Tikpi Atchadam a redistribué les cartes du jeu sur une scène politique bloquée depuis l’accession de Gnassingbé père au pouvoir en 1967. Sa figure a donné de l’audace mobilisatrice à des populations fatiguées qui n’en peuvent mais. Elle fait sortir par le haut une opposition discréditée et fortement soupçonnée de faire le jeu du pouvoir, parce n’ayant pu mettre en œuvre des stratégies en mesure d’abattre « une dictature à bout de souffle » [24]. Messianique, elle est à cet égard doublement transformationnelle par les effets qu’elle a engendrés sur l’ensemble de la société. A la « fin des temps » des Gnassingbé, se posera tôt ou tard la question du leadership au sein de l’opposition, d’autant que Tikpi Atchadam est clair : « (Mon parti le PNP) n’a pas été créé en soutien à un autre parti. Il est créé pour accéder au pouvoir et l’exercer en tant que parti politique » [25].

Bordeaux, le 18 octobre 2017

[1] Cf. Fulbert Sassou Attisso, Le Togo sous la dynastie des Gnassingbé, Paris, L’Harmattan, 2012, 224 p.

[2] Gérard Mermet fut le premier à utiliser ce néologisme dans son Démocrature : comment les médias transforment la démocratie, Paris, Aubier,1987, 259 p.

[3] Cf. John R. Heilbrunn et Comi M. Toulabor, « Une si petite démocratisation », Politique africaine, 58, juin 1995, pp. 85-100.

[4] Les anniversaires de cette date sont célébrés au Togo et dans la diaspora où est créé un M05 (Mouvement du 5 octobre 1990). Notons qu’ici le jour suffit seul à dater et à identifier l’événement, alors que le mois est requis dans le 11-septembre (2001) ou le 14-juillet (1789), etc.

[5] Les Togolais ont coutume d’appeler leur président par son prénom. « Baby Gnass » renvoie à Baby Doc, surnom donné à Jean-Claude Duvalier qui a succédé à son père « Papa Doc » en 1971 en Haïti.

[6] C’est suite aux révolutions arabes de 2010-2011 qu’est apparu ce néologisme utilisé pour la première fois par Akram Belkaïd, « En Tunisie, les ravages du « dégagisme », Slateafrique.com, 5 août 2011. Consulté le 2 octobre 2017.

[7] Après la Conférence nationale de juillet 1991 qui en elle-même est un accord, on dénombre de manière non exhaustive jusqu’en 2015, plus de vingt accords signés, tous inopérants, sous l’égide de diverses autorités : Union européenne, Union africaine, Organisation internationale de la Francophonie, Conférence épiscopale du Togo, Ambassadeurs de France ou des Etats-Unis ou l’ancien président burkinabé Blaise Compaoré, etc.

[8] Voir le message de Faure Gnassingbé à la nation le 26 avril 2012 lors de la commémoration de l’indépendance, <http://pa-lunion.com/Faure-exhorte-les-togolais-a-la.html>, consulté le 7 octobre 2017.

[9] Voir <https://www.youtube.com/watch?v=Bqogd7wj7kc>, consulté le 6 octobre 2017.

[10] Julien Lebrun, « Et si Me Tikpi Salifou Atchadam était le « messie » des Togolais », Nouvelle Afrique (Lomé), 2 mai 2017.

[11] Comi M. Toulabor, « Au Togo, le dinosaure et le syndrome ivoirien », Le Monde diplomatique, mars 2003.

[12] Tikpi Atchadam, Analyse anthropologique du droit positif togolais à la lumière des réalités socioculturelles des Tem du centre du Togo, Mémoire pour l’obtention de la maîtrise ès-lettres, Université de Lomé, Faculté des lettres et sciences humaines, Département d’anthropologie et d’études africaines, août 2016. Il avait soutenu auparavant, en 1992, un autre mémoire en droit des affaires dans la même université.

[13] Voir « Togo : Discours intégral du Me Atchadam au stade d’Agoé le 2 juillet 2017 », <https://www.youtube.com/watch?v=_Rln9g-AA8o>, consulté le 9 octobre 2017.

[14] Interview réalisée par Sylvestre K. Béni, « Togo : Interview Atchadam, le guerrier de Tchaoudjo annonce le départ de Faure », <http://news.icilome.com/?idnews=836219&t=interview-atchadam,-le-guerrier-de-tchaoudjo-annonce-le-depart-de-faure%85>, consulté le 10 octobre 2017.

[15]Christophe Châtelot, « Tikpi Atchadam, l’opposant que personne n’a vu venir au Togo », <http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/09/29/tikpi-atchadam-le-nouvel-opposant-que-personne-n-a-vu-venir-au-togo_5193785_3212.html#K0odeHCXg3uugQUj.99>.

[16] Sur 159 articles qui composent la constitution de 1992, 47 (presqu’un tiers !) pour la plupart importants ont été modifiés en profondeur. La nouvelle constitution, qui rappelle celle de 1980 sous le monopartisme, a bouleversé l’équilibre et le rapport des pouvoirs avec illimitation de mandats.

[17] Francisco Djedjro Melèdje, « La révision des constitutions dans les Etats africains francophones : esquisse de bilan », Revue du droit public, 1, 1999.

[18] Lire « Crise au Togo : l’ONU, l’UA et la CEDEAO lâchent Tikpi Atchadam et Jean Pierre Fabre », publié le 4 et consulté 12 octobre 2017.

[19] Une « Mission de l’OIF à Lomé : Aïchatou Mindaoudou récusée par l’opposition pour son rôle funeste joué en 2005 », Liberté (Lomé), 11 octobre 2017.

[20] En 1987, trois ans avant les revendications démocratiques de 1990, dans leur avant-propos « Ankylose ? » du dossier « Togo authentique », (Politique africaine, 27, septembre-octobre 1987), Antoine Ganda et Comi Toulabor s’interrogeaient sur une « société (togolaise bloquée » sans sautes d’humeur sociales notoires depuis 1967.

[21] Lire « Eyadéma, l’encombrant ‘ami personnel’ de Chirac », Le Canard enchaîné (Paris), 9 février 2005.

[22] Lire « 5 chefs d’Etat ouest-africains envoyés au chevet du Togo par l’ONU », Le Changement (Lomé), 11 octobre 20017.

[23] Lire « Togo : Ébranlé par la rue, Faure Gnassingbé mobilise ses « sécurocrates » pour son maintien au pouvoir », La Lettre du Continent, 761, 27 septembre 2017.

[24] Michel Galy, « Togo, une dictature à bout de souffle », Le Monde diplomatique, juin 2014.

[25] Lire Interview réalisée par Sylvestre K. Béni, art. cit.

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