Les manifestations de soutien aux anciens hommes forts du régime se multiplient dans un pays gagné par le Chaos.
Le 28 juillet, un tribunal de Tripoli condamnait à mort le fils de l’ancien président libyen, ainsi que huit autres responsables du régime déchu. Un verdict qui allait susciter une réprobation générale. Parmi les critiques, d’aucuns soulignèrent les failles de l’instruction, un manquement évident aux normes d’une procédure judiciaire équitable. De même, des défenseurs des droits de l’Homme dénoncèrent les traitements réservés aux prisonniers, notamment des actes de torture commis sur la personne de Saadi Kadhafi, le fils de l’ancien dictateur. En somme, ce procès bâclé allait signifier une nouvelle occasion manquée pour la Libye de recouvrer un peu de Justice.
Ce qui serait, en soi, déjà assez atroce. Reste que l’une des conséquences les plus inquiétantes de ce procès pourrait bien être l’effet produit sur les partisans de l’ordre ancien. Une semaine après le prononcé du verdict, des adeptes du régime destituéorganisaient des manifestations dans tout le pays, réclamant la libération de sommités du régime Kadhafi, toujours détenues par les milices responsables de la chute du dictateur en 2011. Globalement, ces quatre dernières années, les pro-Kadhafi n’ont joué qu’un rôle minime dans la vie publique libyenne. Aujourd’hui, les voilà par contre clairement regonflés par le chaos qui s’est emparé du pays depuis la chute de leur leader. Et l’ersatz de procès de Tripoli leur offre un merveilleux prétexte pour dénigrer la révolution de 2011.
Des rassemblements qui virent à l’émeute
Les manifestations des pro-Kadhafi se sont déroulées à l’Est, à l’Ouest et au Sud du pays –la preuve que le vieux régime peut encore compter sur de nombreux bastions. Selon ce que l’on voit sur des images diffusées par des chaînes de télévision libyennes, les manifestations se sont déroulées dans des communautés contrôlées par les deux factions gouvernementales rivales (celle basée à Tripoli et celle de Tobrouk). Globalement, les manifestations sont restées pacifiques et étaient composées d’hommes et de femmes de tous âges. À l’Est du pays, les manifestations allaient rencontrer un peu d’opposition (également pacifique) dans des villes telles que Tobrouk, Ajdabiyah ou Benghazi.
De telles manifestations sont susceptibles d’engendrer un mouvement national hostile à la révolution de 2011
Au Sud et à l’Ouest du pays, par contre, les manifestations allaient prendre un tout autre tour. Les autorités des régions contrôlées par les islamistes dévoués au gouvernement de Tripoli ont accueilli ces manifestations, au départ pacifiques, en leur tirant dessus à la mitraillette et au lance-roquettes. À Syrte, ville natale de Kadhafi, des djihadistes essayèrent de disperser les manifestations en ouvrant le feu.
À divers endroits, il semblerait que les pro-Kadhafi aient eux-mêmes eu recours à la violence. Au Sud, à Sebha, capitale du Fezzan, région historiquement très liée à l’ancien régime, les manifestations ont vite dégénéré en heurts armés, lorsque des groupes affiliés au gouvernement de Tripoli ont cherché à les empêcher. Dans une vidéo, on voit des partisans de Kadhafi exhiber des drapeaux verts et des portraits du dictateur tandis qu’un avion de chasse survole la scène afin de les intimider.
Dans la ville de Tarhounah, située à 80 km au sud-est de Tripoli et berceau d’une tribu libyenne parmi les plus conséquentes du pays, les manifestations ont aussi vite tourné en affrontements avec les milices inféodées au gouvernement de Tripoli.
Un sentiment de trahison
De telles manifestations sont susceptibles d’engendrer un mouvement national hostile à la révolution de 2011, ne serait-ce parce qu’un nombre grandissant de Libyens sont profondément désabusés par ses conséquences. Quatre ans après, dans un contexte où la sécurité ne fait que de se détériorer et où services publics n’existent quasiment plus, beaucoup s’interrogent sur la logique qui aura présidé à la destitution du régime de Kadhafi –un renversement qui, après tout, devait leur rendre la vie meilleure, pas pire. S’il y en a toujours pour critiquer l’ancien régime, et arguer que ce qui se passe aujourd’hui est la conséquence directe de quarante-deux ans de dictature, un consensus toujours plus solide estime que les atrocités et les abus commis par les groupes en place depuis la révolution sont bien plus graves que ceux commis par le régime de Kadhafi.
Beaucoup se sentent trahis par les gouvernements élus depuis 2011. Les habitants de Derna et de Syrte ont été laissés à eux-mêmes face à la sauvagerie de l’État islamique. Il y a deux mois, Derna réussissait à se débarrasser des djihadistes de l’État islamique, mais à peu près à la même période, les milices de Misrata stationnées à Syrte se retiraient après avoir été attaquées par les combattants de l’État islamique, et la ville est depuis tombée aux mains des djihadistes.
La menace Daech
Il y a quelques semaines, je me suis entretenu avec un chef de la tribu al Kadhafa (la tribu de Kadhafi), basée à Syrte. Il m’a fait part de sa déception et de sa frustration quant aux autorités libyennes, incapables de les aider contre l’État islamique. «Nous n’avons pas les armes adéquates pour les combattre et quand on leur a demandé de nous en fournir, ils nous ont complètement ignorés.» Dès lors, à Syrte, beaucoup n’ont pas eu d’autre choix que de se plier au joug de Daech. Globalement, dans la région, on estime que les autorités en place sont totalement indifférentes au sort des gens ordinaires. Aujourd’hui, le verdict de Tripoli pourrait servir d’élément unificateur aux divers partisans de l’ancien régime.
La réémergence de ces loyalistes représente un énième obstacle au processus de paix et à un quelconque futur gouvernement d’unité nationale. Ni l’un ni l’autre n’auront la moindre chance de réussir si aucun effort n’est fait pour remédier au sentiment d’injustice et d’indifférence grandissant parmi les partisans de l’ancien régime. Autrement, c’est la porte ouverte à l’État islamique et consorts, comme le prouve la situation à Syrte. La Libye peut stopper sa plongée actuelle vers le chaos uniquement si elle cherche le rassemblement. Et, pour cela, il faudra qu’elle passe outre sa rhétorique révolutionnaire.
Foreign Policy et Mohamed Eljarh