On nous a encore volés !
En aurons-nous jamais fini avec notre histoire de corde, de ficelle, de fil…? J’en ai vu et entendu qui criaient, avant ce qu’ils considéraient comme la plus grande chasse de leur vie, courir derrière la proie, brandissant et agitant leur petit bout de corde, en criant : « Ma lii, ma blaƐ, ma doe ka! ».
Un peu comme nous faisions, adolescents, quand nous étions boys scouts. Je n’ai rien contre les boys scouts (je l’ai été moi-même), encore moins contre l’adolescence et je comprendrais même que certains de nos grands politiciens qui ont mon âge, aient conservé leur âme d’adolescents, de grands rêveurs romantiques qui savent encore donner goût à la vie, à notre vie nationale.« Ma lii, ma blaƐ, ma doe ka! » C’était sportif, c’était ludique, c’était bien rythmé pour accompagner parfois nos pas de course, parfois juste pour nous inculquer la notion de détermination. C’était enfin une certaine éducation à l’effort physique et mental qui, même devenus adultes, doit guider notre vie.
Mais le problème, pour nos politiciens, c’est que, parfois, ils oublient que le slogan chanté des boys scouts leur sert à rythmer joyeusement leurs pas de course et qu’en plus cette course n’était pas orientée vers un gain matériel quelconque, ni pour attraper des postes de ministre ou de député que quelqu’un aurait lancés en l’air comme dans le jeu, toujours d’enfants, de kalĩgbegbe, et qu’il faut se bousculer, se piétiner, pour attraper.
Alors, le slogan « Ma lii, ma blaƐ, ma doe ka! » de nos politiciens est bien différent de celui des boys scouts. Parfois l’avidité de nos politiciens est si grande, leur course aveugle et effrénée devient une drogue telle que, même sachant qu’ils n’ont rien attrapé et que par conséquent ils ne peuvent rien attacher, rien ligoter, il leur est inimaginable de s’arrêter. Ils continuent donc de courir, peut-être ne pouvant plus crier à haute voix, essoufflés, ils se contentent de murmurer, à voix basse : « Ma lii, ma blaƐ, ma doe ka! … ».
Celui qui doit bien rigoler, c’est le Chef des Cordes qui peut se dire : « Mu kplɔ wo yi ka dji ! » (je les ai menés sur la corde), ce qui signifie : je me suis joué d’eux ! Et ce jeu-là n’est pas sur le point de prendre fin dans un avenir très proche.
Parfois, le Chef des Cordes en question pousse l’outrecuidance jusqu’à utiliser les propres bouts de corde, ou de fil, ou de ficelles de ceux qui les agitaient, pour coudre les sacs dans lesquels il les aura d’abord soigneusement enfoncés, avec ou sans leur assentiment. Dans de tels cas, si on prête attention à ce qu’il dit, on l’entendra proférer les propos les plus moqueurs, les plus méprisants à leur égard : « Mu tõ wo đo kotoku me » (déjà traduits). Et dans les sacs, bien enfermés, respirant difficilement, mal à l’aise en tout cas, voilà nos grands politiciens qui continuent de remuer, de s’agiter “ kitikiti“ comme dirait l’homme de la rue.
Il existe aussi des compatriotes, toujours liés, bien attachés, incapables de bouger, d’évoluer, de changer, comme des militaires au piquet, au garde-à-vous. Les voyant ainsi, vous avez envie de leur demander comme dans cette devinette : « Ke wo bla tchatchoe nenea, awua yio wo lea ?» (Si solidement attaché, vas-tu à la guerre ?). Eh, la réponse, c’est, bien sûr, qu’ils ne sont pas des guerriers ou des militaires, même s’ils en ont l’allure, en rangs bien ordonnés, bien disciplinés. Non la vraie réponse c’est : Ekpa ! (la palissade !). Simplement des palissades de paille, de feuilles de palmier, de planches, de nattes…? Mais non, des hommes-palissades qui ne bougeront jamais de là où ils sont implantés. Évidemment, ils se portent à merveille là où ils se trouvent! Pourquoi voulez-vous qu’ils bougent, qu’ils changent? Vous me direz aussi qu’ils ne peuvent pas parce que les liens dans lesquels ils sont attachés, imbriqués, empêtrés sont non seulement solides mais aussi très complexes : argent, habitudes, dettes de reconnaissance, peur de représailles, de perdre certains privilèges et même d’être traînés devant des tribunaux, d’aller en prison, de subir des humiliations… En tout cas, ils sont bien loin d’être des va-t’en-guerre, ou ils ne peuvent livrer que la guerre de ceux qui les ont attachés et qui les mènent où ils veulent, en dépit de l’apparence.
Vous conviendrez avec moi que le plus tragique dans cette histoire de cordes, c’est la description très simple que m’a faite une cousine à qui j’ai demandé ce qu’elle pensait des dernières élections présidentielles. Elle m’a répondu : « Nesto, hlome sãkõ e ! » (Nestor, c’est la gorge nouée !). Elle ne m’avait pas dit : « c’est une mascarade ! ». Peut-être que la mascarade, à force d’être répétée à toutes les éditions finit par prêter à rire. Mais là, on ne rit plus. Elle n’a pas dit : « On nous a encore volés ! ». Non, celui qu’on a volé peut crier : « Au voleur ! », en espérant que l’on viendrait à son secours, surtout de l’extérieur, pour arrêter le voleur et lui restituer son bien. Elle n’a pas dit non plus : « On nous tue ! ». Peut-être que, des fois, celui qu’on tue a l’avantage de s’en aller sans rien dire, sans trop se plaindre. Mais, celui qui a la gorge nouée et qui ne peut, impuissant, ni parler, ni manger, ni boire, ni même simplement respirer à son aise, subit un sort plus tragique, plus malheureux. Pire peut-être que le sort d’un pendu, car c’est à l’intérieur de la gorge même qu’on a introduit la corde qui l’étouffe, qu’on cherche à tuer ce qu’il y a de dignité humaine en lui ! Et, combien sont-ils de Togolais à avoir, à vivre quotidiennement « hlome sãkõ »?
Que maintenant les gens qui éprouvent le besoin de ressortir le vieux discours sur une « Muster Kolonie » perdue dont ils sont à la recherche déploient leur gorge dans ce genre de discours, libre à eux. Ils n’ont pas « hlome sãkõ » et ils ne comprennent pas cette langue dans laquelle la chose est exprimée.
Les cordes, les fils, les ficelles, surtout quand cela nous noue la gorge, à l’intérieur même, c’est notre affaire, c’est notre lot.
Dans La Tortue qui chante, nous assistons à cet échange de répliques entre le personnage central, Agbo-Kpanzo et la Tortue qu’il venait de découvrir, qu’il croyait avoir désormais en son pouvoir :
« Agbo-Kpanzo : Tu as assez parlé. Maintenant, viens que je te mette une corde.
La Tortue : Hé, doucement, mon ami. Je n’ai pas encore dit à quelle condition je te suivrai. »[1].
Engagement politique, militantisme, d’accord, mais lucidité et exercice du libre arbitre d’abord, de la part de chaque citoyen. Le détachement, par rapport à une pensée commune, à certaines passions, surtout certaines bagarres inutiles, certaines fausses valeurs, n’est pas mal non plus.
Sénouvo Agbota ZINSOU
[1] Saz La Tortue qui chante, Ed. Hatier 2002, Tableau 1, p.8.