Fabre a été reçu le 21 novembre, jour de la manifestation de son nouveau mouvement le CAP, par Gnassingbé. Était-il content? Était-il fier de cette audience?
Sur l’une des pancartes de la manifestation du parti UNIR\ RPT du 21 novembre, organisée pour contrer celle de l’opposition, j’ai pu lire, grâce à iciLome qui en a fait un reportage « Touche pas à ma Constitution ». Il est clair que personne, connaissant l’histoire récente du Togo, ne poserait la question de savoir de quelle constitution il s’agit.
Bien entendu, je sais qu’un certain intellectualisme aride auquel est habituée notre élite ne résoudra pas, à force de raisonnement, notre série de crises, devenue chronique. Cependant, quand je pense que derrière une telle pancarte, il n’y avait pas que des illettrés ou des badauds recrutés pour les besoins de la cause, je me demande si nous ne gagnerions pas tous, nous qui prétendons dans ce petit rectangle qu’est le Togo, œuvrer, non pour le seul pain de ce jour, ni pour les apparences que nous savons trompeuses, mais plutôt pour l’avenir de la nation togolaise, je me demande si nous ne gagnerions pas et si le peuple togolais ne gagnerait pas avec nous, à nous permettre un petit moment d’interrogation: qu’y a-t-il derrière ce possessif?
Supposons qu’au lendemain du 31 décembre 2002, donc après que Natchaba a modifié La Constitution togolaise, y supprimant la clause de la limitation du nombre des mandats présidentiels pour permettre à Eyadema de rester président à vie, il y ait eu dans la rue des manifestants portant une pancarte avec à peu près le même mot d’ordre, sauf que le possessif y aurait été remplacé sûrement par l’article défini, car jusque-là, il n’y en avait qu’une seule, de Constitution, comment aurait réagi le pouvoir? Aujourd’hui, selon toujours le reporter de iciLome, il y a eu des membres du gouvernement derrière cette pancarte « Touche pas à ma constitution ». Le possessif est employé à très bon escient, car c’est bien la constitution du pouvoir, mieux, du système, voulue et mise en vigueur par le système depuis le règne d’Eyadema père, une constitution qu’un des alliés actuels du clan Gnassingbé, Gilchrist Olympio, hier présenté comme l’opposant historique (là aussi, l’article défini a tout son sens, tout son poids) traitait avec tout le mépris dont il était capable, disant, si j’ai bonne mémoire, que le texte ne valait même pas le papier sur lequel il était rédigé. Ailleurs, il aurait dit que c’était un chiffon. Qui irait manifester pour qu’on ne touche pas à un chiffon ?
Maintenant rappelons-nous que des citoyens togolais se sont référés, non sans acharnement, non sans vigueur, à cette constitution de Natchaba qui ne valait rien selon G. Olympio, mais permettait quand même au président de l’assemblée nationale qu’était ce même Natchaba, d’assurer la transition, à la mort d’Eyadema en 2005 au nom de la République, pour que la République survive aux hommes, comment avait réagi le pouvoir, alors contrôlé par les généraux qui avaient mis en selle le fils du dictateur. Ils n’avaient pas hésité à recourir à un acte apparenté à ceux des pirates de l’air, détournant l’avion qui le ramenait d’un voyage en Europe sur Cotonou pour l’y retenir, en otage, jusqu’à ce que le putsch perpétré à Lomé ait permis d’installer Faure Gnassingbé complètement au pouvoir. La suite de l’histoire, nous la connaissons : c’est Natchaba lui-même qui, rentré au pays comme l’enfant prodigue, après avoir confessé son grand péché qui consistait à ambitionner le fauteuil présidentiel, même simplement pour une période transitoire statutaire, avait déclaré qu’il n’avait demandé à personne de le soutenir dans une quelconque revendication de son droit, au nom des lois de la République. On pourrait encore développer l’illustration du vrai sens de cet emploi du possessif, mais je crois bien qu’en suivant ce que je viens de dire, ce que d’ailleurs les Togolais et les observateurs de la vie politique togolaise savent, on comprend que « ma constitution » signifie bien celle de Gnassingbé, voulue par Gnassingbé, pour Gnassingbé et absolument pas autre chose. Le même possessif s’appliquerait aux institutions : ma CENI, ma Cour Constitutionnelle, mon Assemblée nationale. Et surtout, mon armée. Et cela n’étonne personne que les responsables du parti UNIR qui sont intervenus à la plage, lieu d’aboutissement et de ralliement des militants de ce parti, aient « réitéré l’appel à la mobilisation pour défendre une cause, »la sauvegarde des institutions de la 4e république. », après avoir, bien sûr, juré de « soutenir Faure Gnassingbé jusqu’au bout ». La confusion entre Gnassingbé, et sa constitution, ses institutions est évidente et ce n’est pas parce que l’un des intervenants de la plage parle de la 4ème République qu’il faut se laisser abuser. Je ne parle pas de ceux qui, aujourd’hui tiennent ce genre de discours, mais qui demain pourraient se retrouver exactement dans la même situation que Natchaba en 2005, si d’aventure ils oubliaient cette réalité bien togolaise, à savoir que la constitution et les institutions appartiennent au clan Gnassingbé. Par-delà Natchaba, les exemples sont nombreux, les Togolais les connaissent : ils vont de Théodore Laclé à Gilchrist Olympio, en passant par les Koffigoh, Edem Kodjo, Abgoyibo, Agbéyomé…Le grand problème, je l’avais déjà dit dans un autre article, est qu’il nous faudra un jour :
– soit déclarer ouvertement au peuple togolais et à la face des peuples du monde que nous sommes dans un régime de monarchie héréditaire,
– soit rompre, brutalement s’il le faut, avec ce régime pour instaurer à sa place la République.
Savons-nous cela et nous laissons-nous cependant bercer de l’illusion de le voir se transformer progressivement en République, ou ne le savons-nous pas? Les questions qui me viennent aussi à l’esprit sont celles-ci : sachant que toutes les institutions appartiennent à Gnassingbé et n’entreprendraient rien qui soit contraire à sa volonté de se maintenir au pouvoir, qu’allons-nous chercher à l’assemblée dite nationale, pourquoi nous plaignons-nous, comme l’avait fait le président d’un parti au lendemain des législatives, de ne pas y être représentés, et pourquoi nous bagarrons-nous pour entrer à la CENI ? Pour des titres de « honorables » députés et distingués membres de la Commission Électorale Nationale Indépendante et pour les rémunérations? Ou parce que nous croyons sincèrement jouer un rôle dans ces institutions pour le bien de la nation togolaise? Voilà la situation, je dirai le piège, pas très différent de celui de l’APG, dans lequel notre opposition s’est jetée. En sorte que tous, même à notre corps défendant, nous sommes embarqués dans ce jeu-là. Et nous le poursuivons.
Fabre a été reçu le 21 novembre, jour de la manifestation de son nouveau mouvement le CAP, par Gnassingbé. Était-il content? Était-il fier de cette audience? Je ne puis le dire. Mais, ce qui est sûr, c’est que d’une part, cela le confirme dans son rôle tant revendiqué de chef de file de l’opposition et que d’autre part, plus d’un de ses camarades leaders de l’opposition lui envieraient cette situation, cet « honneur » si on peut appeler la chose ainsi. Mais les militants de l’ANC et ceux de l’opposition d’une manière générale, attendent-ils de Fabre qu’il conquière le statut de chef de file, ou qu’il parvienne au pouvoir pour opérer le changement souhaité? Il faudra prêter attention à la déclaration de Bawara, au lendemain de cette rencontre : « Le leader de l’ANC ne fait pas preuve de « cohérence » et de « consistance … Parfois, je suis perdu avec Jean-Pierre Fabre. Tantôt, il conteste la légitimité du président de la République et tantôt, comme il l’a dit lui-même, le président de la République est le garant de la cohésion nationale et de l’unité du pays ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que les deux hommes, Jean-Pierre Fabre et Faure Gnassingbé, doivent leur légitimité en tant que « chef de file de l’opposition » et « chef d’Etat », l’un à l’autre, ont, entretiennent une complicité objective.
Derrière les pancartes du parti UNIR, se cache un certain nombre de craintes du pouvoir Gnassingné : qu’on ne lui reconnaisse plus sa constitution et ses institutions et donc qu’on ne reconnaisse pas sa propre légitimité. Que faisons-nous en lui demandant un dialogue, en entrant dans ses institutions, en lui écrivant, même pour lui dire de ne plus se présenter aux élections, sachant bien qu’il ne nous répondra, directement ou indirectement, que ce que nous savons déjà, qu’il veut rester au pouvoir?
Il y a aussi derrière ces pancartes, la hantise d’un certain nombre de personnes qui étaient dans l’entourage d’Eyadema et aussi de celles qui sont aujourd’hui dans l’entourage de l’héritier de devoir répondre de leurs crimes et de leurs méfaits. Cela ne m’étonne pas que ceux qui se sont installés par la violence et maintenus par la violence au pouvoir disent aujourd’hui « non à la violence » comme on pouvait le lire. Ce n’est pas en réalité le pacifisme soudain de ces gens que je lis, mais la menace. Que feront-ils si nos populations persistent à réclamer les réformes qui pourront enlever le pouvoir à Gnassingbé? Vous avez la réponse. C’est ici que j’interpellerais Mgr Barrigah, président de la CVJR. En homme de Dieu et homme averti, connaissant l’histoire des crises togolaises et particulièrement l’ambiance tragique et sanglante créée par Gnassigbé et sa clique pour parvenir au pouvoir, ne savait-il pas que c’est cette peur-là qu’il avait à exorciser? Or, le travail de Mgr Barrigah est resté en jachère. Nous avons affaire, comme l’écrit un théologien réformé, A. Kayayan, à des gens dont l’existence se déroule d’après ce principe: « Ils cultivent, entretiennent, développent et font fructifier leur mauvaise conscience afin de pouvoir s’offrir, quand même par la suite, une bonne conscience ».1 Cela, Mgr Barrigah le savait au sujet du régime. En tout cas, beaucoup de Togolais le savent. Quelle force a manqué à Mgr Barrigah, l’oint de Dieu, investi des valeurs sublimes de Vérité, Justice, Réconciliation, pour qu’il n’aille pas jusqu’au bout de sa mission?
La pasteur Kayayan, dans le même ouvrage, cite Pascal au sujet de la vérité: « On ne peut connaître la vérité à moins de s’engager pour elle ».2. Je ne me pose pas la question de savoir si Gnassingbé ou tous les gens qui ont des choses à se reprocher en matière de violation des droits humains au Togo, se sont jamais engagés pour la vérité. C’est facile d’avoir le mot à la bouche. C’est même facile de créer une commission pour en parler. Faut-il encore rappeler que nous avons passé plus de cinquante ans à discourir sur des valeurs que nous n’avons jamais réellement connues, parce qu’un régime dont la fondation même baigne dans le sang éprouve le besoin à nouveau de verser le sang, chaque fois qu’il est ébranlé et vacille, pour se maintenir? C’est sur cette vérité-là que Mgr Barrigah aurait dû commencer à entretenir Gnassingbé avant tout. Mais, s’engager pour la vérité est vraiment difficile. Le problème togolais est avant tout spirituel, disent les uns et les autres. Moral, dans tous les cas, comme si un acte fondateur et des comportements récurrents ont marqué nos mœurs politiques.
Mais ( bien que je n’aie rien contre ces pratiques, au contraire, j’ai aussi les miennes ) la solution ne jaillira pas de la flamme de mille, dix mille bougies, du cliquetis de vingt mille chapelets qu’égrènent des foules de pénitents; elle ne se trouve pas au bout d’ardents chemins de la Croix répétés cent fois ou dans le flot de quantités d’huile de palme versées sur nos légbas. Elle n’est pas le résultat de toutes les superstitions naïvement acceptées, de tous nos charlatanismes ou encore de l’extase de prétendus prophètes criant sur tous les toits: « Dieu m’envoie sauver le Togo! ». A quoi servirait tout cela si nous demeurons dans nos mœurs politiques corrompues?
C’est un spiritualisme qui exige que, qui que l’on soit, protestant, catholique, musulman, vodusi ou athée, l’on s’engage d’abord pour la vérité.
En juin dernier, le gouvernement avait introduit un projet de loi à l’assemblée nationale portant modifications de la constitution. Il avait été rejeté. Or, le 21 novembre, des membres de ce même gouvernement se retrouvaient derrière la pancarte « Touche pas à ma constitution ». De deux choses l’une : soit on pouvait modifier la constitution sans y toucher ( par un tour de magie), soit le projet était envoyé à l’assemblée, pour la pure forme, avec la consigne claire que les députés UNIR, majoritaires, ne votent pas la loi.
L’entente ( de quelle durée ?) entre le CAP 2015, le CAR et l’ADDI a permis de réintroduire une autre proposition de loi. Lors de la rencontre entre Fabre et Gnassingbé, ce dernier aurait dit de laisser le processus suivre son cours. Pendant ce temps, selon iciLme, Bawara nous met en garde contre ce qui peut faire échouer la proposition de loi. On connaît la tactique bien rodée de la distribution des rôles au sein du système RPT/UNIR. Tout cela va aboutir à quel résultat? À un compromis qui permettrait d’abord à Gnassingbé de briguer un nouveau mandat en 2015, tout en reconnaissant le principe de la limitation des mandats présidentiels, en attendant que ceux qui ont déjà embouché leur trompette pour proclamer leur vision pour 2030 ( je souligne toujours exprès le possessif) trouvent les moyens de prolonger leur règne au moins jusqu’à cette échéance ? Dans tous les cas, seule la « majorité » RPT/UNIR pourrait voter ou rejeter ce projet. Et rien ne nous assure qu’en 2020, cette majorité aura changé de couleur ou plutôt que les hommes de cette majorité puissent changer de mentalité.
Il y aurait beaucoup à disserter sur l’engament pour la vérité de Pascal. Derrière les pancartes brandies, les slogans clamés, que de mensonges, que de mauvaise foi ! Il n’y a aucun engagement pour la vérité, aucun sentiment de justice, aucune volonté sincère de réconciliation dans un homme, une famille, un clan qui usent de violence pour accaparer le pouvoir politique appartenant à un peuple de sept millions d’âmes, qui s’y maintient par la force, par la fraude et le mensonge permanent…Mgr Barrigah le sait autant que tous les Togolais. C’est ce qu’il aurait dû dire d’abord à Gnassingbé quand ce dernier avait fait appel à lui pour créer et présider la CVJR. Aujourd’hui encore, il n’est pas trop tard. Chaque Togolais qui s’engage pour une vision nouvelle de la nation, doit s’engager pour la vérité et dire cette vérité à Gnassingbé : il ne peut plus, à partir de 2015, sous aucun prétexte, usurper un pouvoir qui doit cesser d’être sa propriété ou celle de son clan.
Les peurs cachées derrière le « touche pas à ma constitution » sont partagées par deux autres catégories de Togolais qui, aujourd’hui se disent de l’opposition :
1° Ceux qui étaient dans l’entourage immédiat d’Eyadema, puis de son fils et qui avaient commis des crimes de sang. Eux, ne clament pas haut le slogan, mais le murmurent en sourdine, à leur manière, selon leur intérêt : « Pourvu qu’on ne change pas un régime qui aujourd’hui m’assure l’impunité».
2° Ceux qui ont aujourd’hui des avantages et des privilèges qu’ils perdraient en cas de changement réel et profond et de la société. Comme ils sont fins joueurs, ils feront toujours semblant de militer pour le changement, tout en souhaitant qu’il n’intervienne jamais. Mais, on ne sait jamais, s’il intervenait, leur militantisme de façade dans l’opposition leur permettrait de sauvegarder ces avantages et privilèges et peut-être même d’en acquérir d’autres.
Chacun, souvent, en fait, n’a en tête que ses propres supputations.
Avec des gens ayant ces préoccupations-là, peut-on s’étonner que l’opposition ait du mal à prendre vraiment son envol ?
Sénouvo Agbota ZINSOU
1A.R. Kayayan, Aujourd’hui devant Dieu,, Perspectives réformées, Palos Heights, IL 60463, 1987, p. 16
2Idem, p. 14